Par Alain Fernandez (contributeur) - Consultant indépendant
Business Intelligence et aide à la décision. Restons modestes !
Postulat fondamental : Quel que soit le type de décision que vous soyez amené à prendre, vous aurez toujours besoin de disposer d’informations validées et actualisées. C’est un fait. Le processus de décision commence invariablement par une phase de collecte des informations. C’est vrai aussi pour ceux qui vous affirment effrontément décider en toute situation à l’estime, avec leurs tripes “with the guts” ou à l’instinct. Ils ne sont pas différents. A ce stade du processus, ils ont en fait déjà accompli cette phase de collecte des informations. Puis, au moment de passer à l’acte, c’est bien en s’appuyant sur sa propre expérience et sa personnalité que l’on mesure le risque et que l’on envisage les potentialités des alternatives.
Quelles informations pour le décideur ?
Lors de la phase de collecte, le décideur ébauche intellectuellement une représentation de la situation et des voies possibles. Les informations dites “formelles”, celles qui sont écrites, chiffrées et validées, sont importantes mais elles sont loin d’être les seules à considérer. Lorsque la décision devient un peu complexe, lorsque qu’elle sort du simple registre du calcul, le décideur sera particulièrement sensible aux conseils de proches experts “autorisés” ou de “faits”. Cet univers de “l’informel” est difficile à délimiter. Il englobe les avis, les conseils, les impressions, les suppositions et autres estimations échangés au cours d’une rencontre impromptue, d’un repas, d’un café, d’un séminaire… ou sur un blog.
Toute cette masse d’informations, indispensables pour le décideur, n’entrent pas dans le système d’information de l’entreprise. Il y a pas mal d’années on parlait d’un ratio formel/informel de 30/70 pour estimer la proportion des deux univers informationnels (JL Le Moigne notamment). A mon avis, ce ratio n’a pas dû beaucoup évoluer. S’il est vrai que le système d’information est toujours plus présent pour capter les données, les sources d’informations dites “informelles” se sont aussi multipliées avec le développement du Web et des réseaux. Considérons maintenant les informations dites formelles.
Elle se classent elles-mêmes en deux catégories distinctes : Les informations structurées et les informations non structurées. Les premières sont bien sûr les informations que l’on peut ranger plutôt aisément dans une base de données : résultats et autres données quantitatives. Les secondes sont bien plus délicates à gérer. Ce sont les mails, courriers, rapports, compte-rendu de réunion, dont il faut extraire le sens avant de pouvoir les exploiter. Pas si simple. Bill Inmon, spécialiste du Data Warehouse et de la collecte des données rappelle dans un billet récent le ratio de 20/80 pour estimer la proportion de données structurées/non structurées.
Ainsi lorsque le projet Business Intelligence est mené à son terme, lorsque les outils d’ETL sont poussés dans leurs retranchements et collectent méthodiquement toutes les données structurées, la base “décisionnelle”, le Data Warehouse, ne contiendrait au mieux que 20 % de quelque chose qui ne représente qu’un tiers de l’information nécessaire au décideur.
Un peu de modestie s’impose. Et ne soyons pas surpris si les systèmes de Business Intelligence en oeuvre ne se résument encore qu’à la simple production de rapports et de bilans financiers et productivistes. Bien que susceptibles de contribuer à apprécier la performance, ces rapports et bilans pêchent par manque de complétude et n’en révèlent qu’une vision tronquée, bien loin de la quintessence attendue.
D’un point de vue plus optimiste, on dira que la Business Intelligence n’en est vraiment qu’à ses débuts. Si on se risque à un parallèle métaphorique, hasardeux et sans filet, on pourrait dire que les frères Wright ont réussi à faire voler le Flyer… Mais il reste encore pas mal de chemin avant d’arriver à l’industrie des gros porteurs.
La rentabilité des projets
Encore récemment et en dépit des discours émaillés de bons sentiments et de résolutions définitives, les projets informatiques ne visaient qu’une seule finalité : Rationaliser les processus. L’investissement informatique devait alors se traduire par l’éternel couplet, symbole de la réussite de la société industrielle : produire plus et moins cher. Le ROI (Return On Investment) n’était alors pas bien difficile à calculer. Dans une grande majorité des cas, même s’il était de coutume de ne pas le chanter sur les toits, la rentabilité du système informatique se mesurait en nombre de postes supprimés. L’usine sans papiers, chère aux fans de la pyramide du CIM (Computer Integrated Manufacturing) des débuts 80, masquait en fait une ferme volonté d’accéder à l’usine sans hommes. Depuis, la roue a tournée. L’automatisation à grande échelle, spécifiquement adaptée à la production de masse, n’a pas su répondre aux nouvelles exigences du marché. Les systèmes experts et autres rêves d’intelligence artificielle universelle sont restés dans les labos… Et l’homme, acteur de la complexité, a retrouvé sa place au coeur du système.
Dans le même temps, les concepteurs de solutions ne sont pas restés les deux pieds dans le même sabot. Si la technologie informatique n’est pas en mesure de remplacer l’homme en situation, elle peut en tout cas l’assister. C’est ainsi que sont nées les technologies en vogue du moment comme la Business Intelligence, le Knowledge Management ou encore la veille stratégique/économique ainsi que toutes les solutions destinées à la gestion et au partage de l’information.
Dans un contexte d’incertitude régnante, l’information devient le saint Graal, l’objet de toutes les quêtes et de toutes les passions. L’informatique, rebaptisée entre temps “technologie de l’information”, est désormais bien présente pour faciliter l’accès à l’information, inciter au partage et à l’échange et contribuer ainsi à l’enrichissement des connaissances.
Voilà l’enjeu.
On comprend aisément qu’il n’est pas vraiment recommandé d’appliquer les anciens schémas de gestion de projet pour lancer et piloter la mise en oeuvre d’une solution technologique “nouvelle génération”. Sans proposer un guide “définitif” dont l’ambition dépasserait largement la portée et les prétentions de ce billet, je recommanderai cependant de s’attarder sur les trois points suivants :
1 Réformer le calcul du ROI
2 Combattre la systématisation
3 Placer l’utilisateur au coeur du projet
ROI et TCO
Réformer le calcul du ROI (Return On Investment) est déjà une première étape. Le ROI est une notion importante. Il permet de définir un barème sérieux de sélection des projets au cours d’une étude d’opportunité. Le calcul préalable du ROI évite de s’engager dans n’importe quelle usine à gaz et autres vues de l’esprit. Demeuré pratiquement inchangé depuis le début du siècle dernier (Du Pont de Nemours), le calcul n’envisage que les retours financiers directs. Particulièrement pratique pour évaluer la rentabilité des investissements générant rapidement du cash, il est totalement inadapté pour mesurer la potentialité des projets de nouvelle génération.
Le calcul du ROI mérite d’être réactualisé afin de prendre en compte les paramètres intangibles caractéristiques de l’avantage concurrentiel attendu. Dans le meilleur des cas, on pourra aussi contrebalancer le classique calcul avec une bonne dose de développement durable. Il s’agit en effet d’éclairer les décideurs sur les enjeux autres que les retours financiers à court terme. Comment faire ?
Pour être qualifié de rentable, un investissement doit nécessairement se transformer en source de recettes à plus ou moins brèves échéance. Autrement dit, tout projet s’inscrit dans un processus global de création de valeurs dans la durée. Des éléments, que l’on peut classer dans les intangibles, comme “accroître le potentiel clients”, “partager la connaissance” ou “augmenter la réactivité”, pour ne citer que les plus typiques, contribuent à la prise d’avantages compétitifs. Ils finiront à terme par être générateurs de cash.
La méthode la plus simple reste encore de préciser les éléments clés de la stratégie concrète, puis d’évaluer l’apport de chacun des projets en lice. Chaque entreprise définit son barème et bâtit une grille valorisée personnelle.
En ligne de mire : le calcul du ROI idéal offre une appréciation assez fine de la contribution du projet à la mise en oeuvre de la stratégie. Mais encore faut-il que l’entreprise ait exprimé une stratégie !
La principale difficulté se situe d’ailleurs à ce stade de la réflexion. Mettre en place une solution technologique comme un ERP, un produit CRM ou un système de Business Intelligence s’inscrit dans une démarche globale de concrétisation d’une stratégie établie. En aucun cas, un projet de ce type ne peut être entrepris après en avoir découvert le besoin par hasard, en croisant un consultant persuasif ou un client exigeant. Le TCO Total Cost of Ownership
A titre de remarque en boomerang, lorsque l’on s’intéresse à la rentabilité financière des projets, il est assez malencontreux d’oublier le calcul du TCO (Total Cost of Ownership). J’ai ainsi connu des solutions informatiques, qui une fois mises en place, devenaient de véritables gouffres financiers. Bien que sur le plan budgétaire la mise en oeuvre du projet ait été correctement maîtrisée, l’utilisation du système réalisé générait une multitude de coûts non prévus, mettant à mal les perspectives de rentabilité à court, moyen ou long terme.
Le TCO permet d’évaluer le coût total de possession. Le TCO intègre dans son calcul l’ensemble des coûts directs et indirects générés par la possession et l’utilisation du système : coût matériel, logiciel, consommations, locaux, personnels, formation, support, maintenance, sécurité… A titre d’exemple, Forrester Research ou le Gartner Group estiment le coût de possession d’un PC sous Windows à plusieurs milliers d’Euros annuel… Avec une grande disparité des résultats selon les cabinets, selon les facteurs pris en considération et la méthode de calcul employée…. La comptabilité n’est pas une science exacte ! Ces point sont essentiels. Pour le lecteur intéressé par cette approche de la question, je développe ces thèmes dans le livre Le chef de projet efficace publié aux Editions Organisation, et dans une moindre mesure sur le site projet.piloter.org.
Où sont les utilisateurs ?
Après la réforme du ROI, combattre l’esprit de systématisation me semble un point tout aussi important.
Encore aujourd’hui, de nombreux projets Business Intelligence privilégient la quantité à la qualité. L’objectif étant de profiter de l’accroissement exponentiel de la capacité des systèmes de stockage pour engranger un maximum de données. Cette approche systématique part sûrement d’un bon sentiment, n’en doutons pas, “Plus j’en mets, plus ils ont de chance de trouver leur bonheur” semblent nous dire les concepteurs. Malheureusement elle conduit généralement à un système proposant de bien piètres performances. Toutes les données ne sont pas porteuses de sens. L’énergie utilisée pour ce long et fastidieux travail est définitivement consommée. Elle ne sera plus au service du traitement des besoins précis des utilisateurs.
Remarque : Dans tous les cas il est hautement recommandé d’abandonner l’idée de projet “définitif” lorsque l’on parle de Business Intelligence. Il ne sera pas possible, et ce quels que soient les moyens consentis, de régler la question en une passe unique. Il est préférable de considérer le projet Business Intelligence comme un processus et d’avancer par stades successifs. Chacun des stades correspondant à un projet plus léger et ainsi plus “palpable”, exprimant précisément les besoins d’un groupe d’utilisateurs et s’intégrant étroitement avec l’existant.
3 Dernier point : Centrer la réalisation sur les besoins des utilisateurs tombe sous le sens.
C’est d’ailleurs un peu la clé du projet. Mais il ne s’agit pas, comme les vieux de la vieille pourraient le suggérer, de se contenter de procéder à une étude des besoins bien figée avant d’entreprendre le projet proprement dit. C’est dans une dynamique stimulant les aspects participatifs ou coopératifs, comme vous préférez, que se déroulera le projet.
Plus facile à dire qu’à faire ? Je ne vous le fais pas dire. Les modes de gestion de projet participatif joignant utilisateurs et concepteurs/réalisateurs sont en fait les seuls envisageables pour ce type de projet. Mais les modes participatifs sont bien plus difficiles à gérer que les modes traditionnels où les utilisateurs ne découvrent le bébé qu’au moment de la recette. Au titre des difficultés à surmonter, notons qu’utilisateurs et réalisateurs ne partagent pas les mêmes enjeux et contraintes. Les chargés de la réalisation sont tenus par des exigences de budget et de délais. Pas si facile. D’autant plus lorsqu’une obligation de résultats un peu draconnienne ou en tout cas mal ficelée laisse planer le spectre du tribunal. De leur côté, les utilisateurs sont bien souvent reticents à s’engager. Il est bien plus facile de rejeter quelque chose dont on a été tenu à l’écart que de s’engager pour contribuer à la réussite. En fait, c’est bien dès les prémisses du projet que commence l’accompagnement du changement. ( Je reviendrais sur ce thème au terme de cette série.)
En aparté, le schéma classique du système Business Intelligence ici mériterait d’être entièrement repris. En effet, ce schéma reflète beaucoup trop la prédominence de la technique sur les besoins propres du décideur en situation. Il faudrait le redéfinir en plaçant le poste utilisateur comme élément central de la réflexion, au barycentre des préoccupations. J’y penserai.
En attendant, je développe ces points à propos de la conduite de projet, ici et dans ce livre.
Le poste Business Intelligence idéal
Un peu de prospective pour terminer cette série de billets consacrés au projet Business Intelligence. Au cours du premier billet de cette série, nous nous étions attardés sur la réalité des sources d’information du décideur. Toutes les données susceptibles de devenir des informations utiles à la prise de décision ne passent pas systématiquement par le système d’information de l’entreprise. Loin s’en faut.
Seules les données formelles et de surcroît structurées sont à même d’être stockées dans les bases de données de production et récupérables par les outils de collecte (ETL) afin d’alimenter la base décisionnelle, le Data Warehouse.
Ainsi, pour assister au mieux le décideur en situation, le poste idéal comportera les moyens d’accéder aisément, autant aux données formelles structurées et non structurées qu’aux données informelles. Oui mais quels moyens ?
1 Données formelles et structurées
Ils sont désormais bien connus. Ce sont les outils de la Business Intelligence comme les tableaux de bord et le cas échéant les outils d’analyse comme OLAP ou le Data Mining. 2 Données formelles non structurées
Ce cas est bien plus délicat. Il n’existe actuellement aucun outil informatique permettant d’explorer efficacement une somme de dossiers composés de documents écrits, mails, schémas, présentation Powerpoint, etc…, afin d’en extraire la substantifique moelle, le sens en quelque sorte. C’est un point où il faut se risquer à un peu de fiction. A mon avis le salut est vraisemblablement du côté des moteurs de recherche, notamment lorsqu’ils intégreront des mécanismes d’apprentissage. On suivra de près les annonces autour de produits comme Google OneBox for Enterprise ou WebSphere Content Discovery for Business Intelligence d’IBM. Bien sûr, les données structurées entrent aussi dans la sphère d’intervention de ces nouveaux outils.
Lire aussi ici les propositions de Bill Inmon. 3 Accès aux données informelles
En fait, il s’agit surtout de faciliter les échanges d’information entre les décideurs, chacun expert de son domaine. C’est cet échange qui permet d’accroître la valeur de l’information. On pensera bien sûr aux virtual workplace de Groove de Ray Ozzie (génial inventeur de Lotus Notes devenu depuis acteur clé de la stratégie Microsoft), mais aussi aux plate-formes de blogs pros, sites Wiki, les réseaux à valeurs ajoutées, les forums, communautés de pratiques, et toutes autres déclinaisons actuelles des communautés virtuelles, “Web 2.0″ comme il est de bon ton de dire aujourd’hui.
Et pour conclure cette série de billets, un petit coup d’oeil à ma boule de cristal et ma prédiction du jour :
Lorsque la Business Intelligence sera bien intégrée sur le poste de travail, étroitement liée aux classiques outils bureautiques, banalisée dirons-nous, lorsqu’elle n’existera plus en tant qu’application spécialisée, eh bien là, à mon avis, elle trouvera toute son efficacité.
Ce sera seulement en ces temps assez proches qu’elle sera utilisable et utilisée.
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