A quoi ça sert, l’expérience, aujourd’hui ?

Gilles MartinPar Gilles Martin (chroniqueur exclusif) – Président-Fondateur du cabinet de conseil en stratégie et management PMP et co-fondateur de Youmeo un innovation Lab et conseil en innovation

Il sort de l’école, il postule dans un cabinet de conseil : « j’aimerais créer une entreprise, mais je vais d’abord faire du conseil, car je veux auparavant avoir de l’expérience ».

Il a une longue carrière derrière lui ; il est un « homme d’expérience », mais aussi, pour les plus jeunes, parfois, « un vieux con ».

Pas facile de savoir ce qu’est vraiment l’expérience aujourd’hui.

Avec le développement des nouvelles technologies, internet, l’I.A, est-ce qu’il ne vaut pas mieux être « jeune » qu’ « expérimenté » pour s’en sortir dans le monde d’aujourd’hui ? Car l’expérience, c’est celle des vieilles choses, comme la machine à écrire et le minitel. Cela ne sert plus à rien.

Mais l’homme d’expérience c’est aussi le recul, la sagesse.

Alors ?

En fait, ce que l’on appelle « l’expérience « relève de deux conceptions différentes. François Jullien, dans son ouvrage «  Une seconde vie », en donne clairement l’explication.

L’expérience, a, dans un premier sens, un sens « prospectif », qui appelle une détermination objective, et appelant une initiative : «  faire une expérience ». C’est ce que l’on pourrait appeler un projet de connaissance, une volonté d’acquérir des savoirs. Et puis, il y a un autre sens, que François Jullien appelle « un sens immergé », dont l’objet «  s’in-détermine, au fur et à mesure de son avancée, et dont la portée va se globalisant en relevant d’une accumulation qui n’est que rétrospectivement mesurée ». C’est comme cela que l’on va parler d’ « un homme d’expérience ».

En fait, cette distinction ne date pas de François Jullien, le latin connaissait déjà les deux termes experior et experientia. Le premier est un sens actif, un essai, une tentative : essayer sa force, faire l’expérience d’un poison. Et l’autre un sens cumulatif, où l’apprentissage se fait de manière indéfinie, comme le dit Cicéron : «  Je l’ai appris par expérience plutôt que par étude ».

François Jullien voit néanmoins, dans ces deux sens, la possibilité d’une continuité. La vie serait alors ce passage, cette « expérience » de l’un à l’autre : on cherche d’abord de manière active des connaissances nouvelles, on pénètre des domaines nouveaux, ça c’est le début, la jeunesse. Et puis après, cet affrontement va muter de lui-même : après avoir englouti silencieusement toutes ces « expériences », on va voir « ré-affleurer » tout ce que la vie nous aura fait « traversé », d’une seule venue, sans que l’on y pense. Cette nouvelle expérience n’est plus alors un commencement dont on a l’initiative, mais un déroulement qui se développe de lui-même. C’est une expérience non plus recherchée, mais récoltée. Ces deux « vies » se superposent aussi, car il n’y a pas une rupture visible, mais une mutation silencieuse.

Cette nouvelle forme de l’expérience, qui vient se superposer à la première,  ne correspond plus alors à une innovation, mais à une capitalisation. Elle n’est plus agressive, mais expansive.

Pour celui qui va connaître ce passage, comme une seconde vie (c’est le titre de l’ouvrage de François Jullien), cela va correspondre à une nouvelle tentative : en tirant parti de cette « expérience capitalisante du second type », il va « renouer avec l’innovation aventureuse » grâce à une nouvelle forme d’expérience.

On imagine bien que certains ne parviennent pas toujours à passer dans cette nouvelle vie inspirée par l’expérience, et au contraire affrontent en permanence les portes et frontières de la connaissance, sans jamais trouver ce recul sur leur « traversée ». Le risque, on le comprend, c’est de limiter sa connaissance et son expérience à un premier niveau, mais en perdant la capacité à comprendre les causes cachées, à mieux discerner les hypothèses pertinentes. Cette recherche des causes pertinentes, c’est la démarche de Descartes dans son discours de la méthode.

Pas toujours facile de trouver cette capacité à renoncer aux certitudes acquises par l’exploration des connaissances, et de passer à cette nouvelle étape, qui dépasse les certitudes, qui nous permet de nous « surmonter » et de rechercher l’expérience au long cours. Cela nous conduit à « porter la conscience à délaisser son penser immédiat adhérant à l’ici-et-maintenant, mais dont elle découvre rétrospectivement la pauvreté abstraite ». Le chemin de l’expérience devient alors plus sinueux, chemin d’une capitalisation plus silencieuse.

Ainsi, à tous ceux qui avalent la route des savoirs comme des expériences en forme de « shoot », qui courent après la nouveauté, ce message permet peut-être de penser l’expérience comme un autre chemin, au long cours, plus transformationnel.

La vie devient alors, au-delà d’un progrès des connaissances, une promotion de l’existence. De quoi faire dialoguer celui en soif de découvertes et l’homme d’expérience qui trace la route sur le temps long. Et ainsi imaginer un chemin nouveau.

 

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