Par Philippe Guihéneuc (chroniqueur exclusif) – Directeur Associé – Highburry
« Avez-vous vu Monsieur Smith ? » est un exercice pratiqué en première année de cours d’art dramatique. Deux jeunes comédiens se font face, sur scène, à quelques mètres l’un de l’autre. Le premier demande au second : « Avez-vous vu Monsieur Smith ? » en y apportant aussi peu d’intention que possible. Son partenaire peut répondre « oui » ou « non », peu importe ; ce qui compte, c’est le laps de temps entre la question et la réponse. Car si la réplique est immédiate, les spectateurs ne voient qu’un échange de banalités. Mais si la réponse tarde, la tension monte. Le public devient plus attentif, il se plonge dans ce silence qu’il interprète de mille façons. Si enfin l’attente est trop longue, les spectateurs se lassent, ils n’y croient plus, et la tension retombe brutalement. Entre « Il joue trop vite » et « Il prend des pauses de sénateur », le comédien doit trouver un juste milieu, celui où l’attention (la tension) de l’auditoire est la plus forte. Cet instant magique, très bref, l’acteur le trouve dans sa vérité du personnage, autrement dit la conviction qu’il met dans son incarnation.
De même que la tension dramatique dynamise l’intérêt du public au cours une représentation, la foi d’un créateur soutient son projet dans les moments clés. Un entrepreneur qui ne croit pas vraiment en son projet a peu d’espoir de le pérenniser : à la première difficulté, il optera pour des voies moins dangereuses. A l’opposé, une foi aveugle conduit à de mauvais choix. C’est une dimension à considérer, au même titre que ses compétences distinctives, son expérience ou ses motivation, aussi bien quand on se lance qu’au moment de prendre des décisions importantes, par exemple en termes d’investissements ou de stratégie.
La foi n’est pourtant pas une valeur qu’on étudie dans les… chaires de création d’entreprise. On y loue l’élaboration du business plan, les procédures de création, le statut juridique … De foi, point.
La foi y va de soi. Ce n’est pas non plus un sujet courant dans les colloques. Vous ne trouverez probablement pas d’ouvrage sur la question. Ni même de chapitre dans un livre sur la création.
C’est que, m’objectera-t-on, la foi ne s’apprend pas. On l’a, ou on ne l’a pas. Et quand on crée, il vaut mieux l’avoir. Saint Mathieu n’affirme-t-il pas que la foi déplace les montagnes ? Le cas suivant, tiré d’un fait authentique rapporté par un confrère anglo-saxon, montre que si elle les déplace, il ne faut pas non plus tenter le diable.
Après une brillante carrière comme acheteur de produits high tech dans une grande entreprise américaine implantée au Royaume Uni, Monsieur K. a saisi une opportunité de départ, assortie d’un contrat de prestations de conseil en free-lance pour ses anciens employeurs. Initialement prévue pour ne durer qu’un an, la mission a été prolongée d’une année, puis de deux années supplémentaires. Pendant cette période faste, Monsieur K. s’est constitué une réserve rondelette. Il a également tiré parti de sa position externalisée pour faire développer un logiciel qu’il a fini par présenter à la direction d’un département achat de son client. Ses interlocuteurs n’ont pas compris immédiatement l’intérêt qu’ils pouvaient en retirer. Ils ont demandé quelques améliorations. Autour de lui, ses anciens collègues et ses proches ont tenté de le dissuader de continuer. K. s’est obstiné, avec cette foi en son idée que rien ne pouvait arrêter. Il s’est échiné jours et nuits, semaine après semaine ; a transformé son produit ; s’est plié à toutes les exigences, y compris les plus exotiques ; et a enfin triomphé. Car un obscur département a fini par lui commander une licence d’utilisation pour un premier test. Les excellents résultats ont abouti à des commandes supplémentaires et Monsieur K. s’est senti pousser des ailes.
Jusque là, Monsieur K a fait preuve d’une remarquable pugnacité, et d’une remarquable prudence. Mais ce premier succès le gonfle d’espoir. La pugnacité redouble, et la prudence disparaît. Toujours assis sur son petit pactole, Monsieur K. quitte son petit bureau de la banlieue londonienne pour de spacieux locaux dans un immeuble en pierres de taille en plein cœur de la capitale. Il investit en R&D. Une agence de communication réputée conçoit une charte graphique, puis réalise un site web et des supports de vente. Le burn rate grimpe en flèche. K. embauche un commercial confirmé. Objectif : prendre pied dans toutes les grandes entreprises basées à Londres, et signer avec au moins dix d’entre elles dans les six prochains mois. Mais les ventes se font attendre. Pire, le commercial remonte d’inquiétantes nouvelles. Selon lui, les acheteurs sont peu sensibles à l’offre. « Impossible ! » rétorque K., qui continue de son côté d’engranger les commandes de son premier client. Pourtant, le commercial insiste. L’offre de K. paraît à tous très innovante, mais beaucoup trop compliquée à mettre en place dans une organisation complexe, où les ressorts politiques jouent aussi sûrement que les vérités opérationnelles. Peut-être qu’auprès de PME… Plutôt que d’essayer de comprendre, K. s’offusque. Si les clients ne trouvent pas le produit assez bon, c’est qu’ils sont idiots. Puis il commence à voir son commercial de travers. Au bout d’un moment, il le congédie et en prend trois autres à la place, plus un directeur commercial confirmé. Dans le même temps, son agence marketing lui organise plusieurs salons et évènements, et des parutions publicitaires.
En vain. A aucun moment K. ne se préoccupe des raisons profondes de son échec commercial, qu’il attribue aux vendeurs, au marketing ou aux prospects eux-mêmes. Quand l’un d’eux lui objecte que son produit est trop cher, K. a une moue indignée. Obstinément, il refuse toute remise en question de son produit. Il s’entête dans un positionnement que ni ses commerciaux successifs, ni ses prestataires marketing – qu’il épuise les uns après les autres – ne parviennent à vendre.
A l’heure où j’écris ces lignes, K. n’a pas varié son chemin d’un pouce. Ses réserves ont fondu, mais il a su limiter les dégâts, et son seul client lui permet de maintenir un certain niveau d’activité. Après trois ans d’échecs, sa foi en son idée est intacte. Donnez-lui un million d’euros, il les consommera en moins d’un an – sans plus de résultat qu’il n’en a obtenu jusqu’à présent. Le cas vous paraît exagéré ? Il n’a rien d’isolé. Chacun d’entre nous porte un petit bout de Monsieur K. La valeur du doute est probablement la conviction la plus difficile à assumer, et pourtant « Ceux qui ont une foi excessive dans leurs idées ne sont pas bien armés pour faire des découvertes » – Claude Bernard.