Par Vincent Colot (chroniqueur exclusif) – Analyste financier
Une bonne âme, quelque part, a eu la non moins bonne idée de remettre en ligne un ébouriffant rapport d’analystes consacré au groupe Enron, alors au mieux de sa forme, datant du 26 janvier 2001 et provenant de la banque américaine Bear Sterns. L’action Enron cotait alors à 79,75 USD, équivalant à une capitalisation boursière de quelque 59,5 milliards de dollars.
Imaginez un peu la chose : Enron, qui sera bientôt une des plus retentissantes faillites frauduleuses de l’histoire américaine dans la mouvance de l’éclatement de la bulle high tech du tournant du siècle et Bear Sterns, qui constituera plus tard une autre fameuse histoire de faillite, liée à son activité sur les prêts « subprimes », déclenchant la crise financière à Wall Street à l’automne 2008. Ces deux entreprises, et ce n’est sans doute pas un hasard, ont été en leur temps (à savoir juste avant leur déclin fatal) présentées par les plus prestigieuses publications économiques comme des modèles de bonne gestion dans leurs secteurs respectifs.
Et que disait Bear Sterns sur Enron en ce début 2001, soit 11 mois avant sa faillite ? Que du bien évidemment tout au long d’un rapport quasi-hagiographique de pas moins de 87 pages. A cette même époque, le PDG d’Enron, un certain Kenneth Lay, plus au fait de la situation réelle de l’entreprise, vendait massivement ses actions. Libre à vous d’y voir une coïncidence.
Pour les plus jeunes d’entre vous, Enron était donc cette entreprise américaine qui avait inventé un « business model » centré sur la courtage en énergie (gaz et électricité), transports et télécommunications (Internet haut débit, déjà). Comparant Enron aux géants General Electric, Microsoft ou Intel, Bear Sterns ne tarit pas d’éloges et évoque le « capital intellectuel » supérieur des employés d’Enron permettant au groupe de profiter de la volatilité et d’ « éviter les erreurs ». Les services « broadband » d’Enron ont un potentiel de développement « virtuellement illimité », lui assurant une place de leader dominant à une échelle mondiale. Tout cela n’est-il pas trop beau ? Les analystes de Bear Sterns balaient l’argument avant qu’il ne soit formulé en effectuant une évaluation « prudente » (« conservative ») enrobée dans une rassurante technicité. La moyenne d’une évaluation basée sur une estimation des cash-flows futurs et d’une évaluation basée sur la méthode des comparables donnait alors un objectif de cours à 98 USD. Un potentiel de hausse de 23% conduisait évidemment à recommander l’action à l’achat.
Difficile bien entendu de ne pas se laisser convaincre par ce long rapport rempli de cartes, de graphiques et de tableaux en tous genres à une époque où la toute-puissante « nouvelle économie » américaine imposait sa marque sur le monde. Je me souviens également, à la même époque, d’un non moins volumineux et irrésistible rapport sur la fusion AOL/Time Warner qui se solda également par un désastre (pour les actionnaires de TW). Pourtant, dans la partie –certes modeste- consacrée aux risques d’un investissement dans Enron, les analystes épinglaient la faible prévisibilité de la volatilité du marché énergétique et de la capacité du groupe à en profiter. Ce qui semait un doute légitime sur leur « prudente » estimation.
La suite est connue. Le succès apparent de cette « superbe » entreprise reposait en grande partie sur des manipulations comptables via des sociétés offshore localisées dans des paradis fiscaux, qui, une fois mises au jour, ont précipité la faillite de l’entreprise. Une telle croissance fulgurante, qui plus est dans un secteur aux marges faibles, n’était tout simplement pas crédible. Or, dans un pays, les Etats-Unis, où l’optimisme est patriotique, le mirage prime souvent sur la raison.
Car ne croyez pas que la Bourse aujourd’hui soit totalement purgée de ce genre de risque. Même si nous ne nous trouvons sans doute pas dans une bulle aussi généralisée qu’en 2001, l’époque est à nouveau plutôt propice aux « business models » révolutionnaires qui promettent monts et merveilles. Lisez intégralement le fascinant rapport Bear Sterns sur Enron et prenez-en de la graine.