Par Gilles Martin (chroniqueur exclusif) – Président du cabinet de conseil en stratégie et management PMP
Oui, on dirait le titre d’un épisode de « Friends » ; et ça y ressemble en effet.
Celui qui casse ainsi l’organisation de l’entreprise, c’est le client.
Cette réflexion est celle d’un dirigeant, emmêlé dans les réorganisations permanentes que subit le Groupe dans lequel il travaille, toujours accompagnées de plans sociaux, de plans d’économies, de réduction des effectifs. La vie n’est pas toujours drôle dans ces grands groupes, dont les marques font rêver parfois les consommateurs et les actionnaires, et aussi les consultants qui tirent leurs honoraires de ces changements permanents.
Le changement dont me parle ce dirigeant, c’est la perte de compétitivité des organisations construites par «produit » : ces organisations ont eu leur moment de gloire quand le produit guidait toute la stratégie. Mon produit est fantastique (d’ailleurs il est constamment amélioré, et de moins en moins cher, grâce à mon armée d’ingénieurs), je le pousse auprès de la cible des clients, dans une organisation mondiale, et ça marche ; les clients l’achètent et en redemandent.
Dans cette logique les clients, je parle des clients industriels (ce qu’on appelle le B to B, Business to Business), sont en contact avec les commerciaux, les hommes de marketing, qui représentent chacun un type de produit, et font leur marché et leur assemblage eux-mêmes de leurs besoins ; un peu comme si ils faisaient les courses dans le supermarché mondial des produits.
Ainsi j’achète un équipement au vendeur du produit d’équipement, puis j’achète de la maintenance au vendeur du produit de maintenance, puis j’achète les accessoires au vendeur du produit accessoires, puis les services au vendeur de services,….
Le marketing, dans ces organisations, consiste à raconter les meilleures histoires sur « mon produit », à en dérouler les caractéristiques techniques, et à communiquer toujours plus sur celles-ci.
Et bien cette organisation, les clients n’en veulent plus. Ah bon, pourquoi ?
Le client ne veut plus parler de chaque produit, il veut qu’on l’écoute parler de son besoin, d’un ensemble intégré, d’un portefeuille de services, de l’évolution de ses besoins. Je veux tout en un : l’équipement, la maintenance, la garantie que l’équipement sera remplacé en cas de panne (et même avant qu’il ne tombe en panne), et les services avec,…Et il en a marre de ces vendeurs de produits qui le visitent en permanence avec leurs catalogues, leur baratin, qui les invite au restaurant jusqu’à 15H pour leur débiter leurs nouveautés et les promotions…Il veut qu’on utilise des moyens modernes de communication et de contact, internet, des plateformes pour dialoguer, des messages courts et ciblés,. Bref, le client casse tout, il veut exploser l’organisation par produit de l’entreprise.
Alors il faut tout changer, et de nombreux groupes sont touchés. On passe alors à une organisation qui se transforme pour être tournée vers le client : les vendeurs, le marketing, sont maintenant découpés par territoire, par compte, et cela pousse à la décentralisation. Et au sommet du Groupe on change les fonctions Corporate, qui ne doivent être au service des unités décentralisées, en adaptant les produits aux besoins locaux et aux demandes d’intégration.
Dans ces mouvements, les fonctions qui vont subir le plus de chocs, ce sont les unités « intermédiaires », les « Régions » qui croyaient qu’elles coordonnaient le Marketing ou les offres ; elles sont les premières touchées par les réorganisations. Là où, en Europe, on avait sept « Régions », on passe à cinq. On remonte les « hommes produits » à l’étage du dessus (le Corporate, aux Etats-Unis, en Suisse, aux Pays-Bas), et on redescend les « intégrateurs » dans les pays et les zones. Même chose dans les pays : on diminue le nombre de « régions du pays », on regroupe dans le « pays » (en dégraissant au passage), et on redonne de l’autonomie au plus près du client en local. C’est comme cela qu’en France les Régions sont de plus en plus grandes pour manager les affaires (tiens, même l’Etat s’y met, Manuel Valls ayant proposé lui aussi de réduire le nombre de régions administratives).
Et puis, en période de crise les clients, et notamment les clients publics, achètent moins, et font moins de renouvellement de leurs équipements. Alors pour le Marketing et les commerciaux, ce qui compte plus que jamais, c’est moins de fourguer de plus en plus de produits nouveaux, que de créer une relation client de proximité, attentive aux besoins nouveaux, aux petits services qui vont faciliter la vie, aux petits investissements qui sont destinés à prolonger la durée de vie des équipements qu’on leur a vendu il y a deux ans. Dans les périodes de crise, on cherche les solutions ingénieuses et frugales qui permettront de faire « mieux avec moins ».
Cette révolution n’est pas nouvelle, mais elle s’accélère, et elle bouscule les organisations en ce moment.
Même les groupes de services s’y mettent. Les Echos rapportaient la semaine dernière ce que l’auteur appelle « la révolution culturelle de Veolia ». Il s’agit de la réorganisation conduite par Antoine Frérot depuis avril 2013. Le discours est le même : « Face aux clients, aux élus locaux et plus encore aux industriels, il faut un interlocuteur unique pour l’ensemble des prestations, capable de maîtriser l’ensemble de la relation commerciale ». Résultat, on passe d’une organisation par métier (le produit : eau, déchets, services énergétiques) à une logique géographique, avec un siège unique au lieu de trois dans chacun des 40 pays du Groupe.
Dans ces mouvements, les organisations nouvelles qui sont mises en place nécessitent plus de coordination, plus d’interactions entre les ingénieurs, les hommes des « produits », et les commerciaux et marketing, plus tournés vers l’intégration et le client. Les postes et les hiérarchies sont chamboulés par le client.
Dans cet épisode de « celui qui casse l’organisation de l’entreprise », il n’y a, on s’en doute, pas que des « friends » : les luttes de pouvoir renaissent, tout le monde cherche sa place. De nouvelles règles sont à trouver.
Tiens, on dirait que les entreprises vont devoir être plus collaboratives pour satisfaire les clients qui cassent l’organisation, et un peu moins dans les compétitions internes.
Peut-être que c’est une bonne nouvelle finalement. Vive les « friends » !