Par Gilles Martin (chroniqueur exclusif) – Président fondateur de PMP et fondateur de Youmeo
Dans l’économie de marché aujourd’hui l’échange et la coopération sont partout, et cela se paye. Cela semble même augmenter avec le numérique : faire de l’autostop et être transporté gratuitement par un généreux automobiliste n’a plus court à l’ère de BlaBlaCar ; prêter un outil à son voisin pour bricoler : il y a une plateforme qui s’en charge et vous fait payer la location. Etc…
L’économie de marché, celle des échanges onéreux, gagne du terrain chaque jour.
Alors certains tentent de se rebeller contre cette tendance à croire que dans chaque être humain on peut voir un client ou un fournisseur. C’est le cas de Henri Guaino dans son livre « En finir avec l’économie du sacrifice ». C’est un plaidoyer contre la pensée commune sur l’économie, contre ceux qu’il appelle les « trop bon élèves », reprenant une formule de Marc Bloch dans « L’étrange défaite » : « Les trop bons élèves restent obstinément fidèles aux doctrines apprises. Ils occupent malheureusement les postes les plus élevés ».
Cela fait penser à une formule du général de Gaulle qui, en réponse à un député scandant « Mort aux cons ! », avait répliqué : « Vaste programme ! ».
Cela vaut la peine néanmoins d’aller consulter ce vaste programme. L’un des chapitres du livre de Henri Guaino s’intitule « Les trop bons élèves ont trop bien appris que dans chaque être humain on pouvait voir un client ou un fournisseur ».
Car si l’économie de marché se répand, elle ne couvre pas tout. De manière évidente, il existe des biens non appropriables qui peuvent être consommés sans que leur quantité disponible ne soit diminuée : la défense nationale, de l’air pur, de la sécurité publique, de l’éclairage des rues. (Quoique l’on pourrait dire à Henri Guaino que même l’éclairage des rues fait l’objet d’un contrat avec une entreprise rémunérée par la Mairie pour ce service). Il cite aussi l’économiste James Mead, Prix Nobel 1977, qui, en 1952, a publié une étude sur les relations entre l’apiculteur et l’arboriculteur : « L’apiculteur améliore la qualité de son miel grâce à la proximité des fleurs de l’arboriculteur que ses abeilles butinent, sans rien payer. L’arboriculteur améliore sa production grâce à la pollinisation de ses plantes par les abeilles sans rien payer non plus ». C’est ce que l’on appelle les « externalités croisées », qui, dans cet exemple, sont positives.
Même chose pour l’économie dite « du don » : L’INSEE estime, en 2010, que le nombre d’heures de travail domestique qui échappent (encore ?) en France à l’économie monétaire peut atteindre 60 milliards d’heures, soit une fois et demie le temps de travail rémunéré.
Le risque, pour l’auteur, c’est que l’idéalisation de l’économie de marché ne nous mène à la « société de marché » qui voudrait réintégrer dans le marché tout ce qui lui échappe, pour que tout ait un prix. Alors que, rappelle-t-il, la loi du marché ne se confond pas avec l’économie de marché, qui reste toujours un mélange de marchand et de non marchand.
L’auteur rappelle aussi que dans une vision idéale de l’économie, avec ses échanges, la notion d’entreprise n’existe pas car elle se construit et se déconstruit au gré des offres et des demandes sur les marchés, et est une simple combinaison de capital et de travail. Il faudra attendre 1937 pour que l’économiste américain Ronald Coase donne une place à l’entreprise dans la théorie économique (Il obtiendra le Prix Nobel en…1991). Il est à l’origine de ce que l’on a appelé « la théorie des coûts de transaction ». Alors que dans le marché, c’est le système de prix qui guide, l’entreprise (la firme) est un mode de coordination économique alternatif au marché, basé sur les coûts de transaction : Les transactions avec le marché sont coûteuses ; et donc à l’intérieur de l’entreprise c’est l’entrepreneur qui coordonne et dirige la production, se substituant ainsi à ce que Ronald Coase appelle « la structure compliquée du marché et des transactions d’échanges ». Ainsi la taille de l’entreprise, son périmètre d’activités, sont, dans cette vision économique, le résultat d’un calcul à la marge entre le coût de la transaction du marché et le coût de l’organisation, c’est-à-dire le coût de la planification de la hiérarchie et du contrôle.
Ainsi, pour la théorie économique, l’entreprise est le fruit d’un calcul économique rationnel. On voit tout de suite, et l’auteur le souligne, que cette vision est plutôt réductrice, voire nocive, ramenant l’entreprise à une machine à diminuer les coûts. C’est d’autant plus critique que, là encore avec le numérique, les coûts de transaction avec le marché ne deviennent pas plus chers que les coûts internes à l’organisation. D’où les phénomènes d’ « Uberisation », les externalisations de fonctions entières (Comptabilité, paye, informatique), et des contrats comme les autoentrepreneurs. Avec l’autoproduction et l’autoconsommation, le collectif humain que représente l’entreprise ne risque-t-il pas d’être menacé ?
La pensée économique conduit à une méfiance pour le collectif ou le social, pour inscrire, selon Henri Guaino, « la société au plus profond de l’individualisme méthodologique de la pensée économique depuis deux cents ans ». L’économie « Uberisée » a ainsi pris le relais des mouvements d’externalisation que l’on a connus depuis plusieurs années. On réintroduit ainsi les mécanismes de marché à l’intérieur de l’entreprise elle-même (prix de cession, contrats de services internes, etc). On externalise même la production dans les concepts de « Fab Less » (l’entreprise industrielle sans usines).
Dans cette vision que devient l’entreprise, son collectif humain, si elle n’est plus qu’un assemblage de contrats (un « nœud de contrats ») que l’on peut faire et défaire, comme on gère un portefeuille d’actifs financiers.
A cette vision d’économiste, l’auteur a envie d’opposer une conception humaine de l’entreprise, qui permet à un collectif humain de développer l’innovation, de donner du sens et une vision. Citant le père Baudoin Roger il indique que « Avant les économies permises par la rationalisation de ses activités, le ressort principal de l’entreprise reste sa capacité à inventer des produits et les moyens de les produire efficacement. En d’autres termes, pour construire l’avenir de l’entreprise, il ne suffit pas fermer Aulnay ou de rapprocher certaines des grandes Directions de Nissan et Renault ; il faut aussi et d’abord inventer la « voiture de l’année ». (…). L’entreprise repose sur des hommes qui s’engagent personnellement dans l’action, dont les corps assument les efforts correspondants, qui interagissent, échangent, partagent ». C’est bien l’engagement des acteurs qui conditionne la vitalité et la performance de l’entreprise.
C’est pourquoi l’entreprise de peut se réduire à être ce système de coordination efficace de tâches, mais est d’abord un système de coopération où l’engagement personnel de chacun est la clé du succès.
Il est intéressant, à la lumière de ces réflexions, de lire le reportage que consacre le supplément M du Monde du samedi 1er octobre au site Alstom de Belfort. Vous y trouverez le récit de Michel Dato, entré chez Alsthom à 18 ans en 1972, et retraité aujourd’hui. Sous la plume de Pierre Jaxel-Truel, on y lit que Michel « raconte avec entrain sa petite histoire, humble morceau de la grande, confetti parmi tant d’autres d’une épopée industrielle à laquelle il se félicite d’avoir participé ». Mais lorsque le 7 septembre 2016 il apprend que la Direction a annoncé la fermeture du site pour 2018, « il a pris le coup droit dans l’estomac, comme nombre d’anciens. Ses deux parents avant lui, travaillaient ici. Ses deux frères ont suivi le même chemin. « C’est mon histoire familiale, constate-t-il, c’est sentimental ».
Le reportage revient sur l’histoire de l’entreprise et du site, démantelé à partir des années 90, avec la vente de la partie Energie à GE. Tout un symbole de la désindustrialisation française qui touche les territoires.
Un autre ancien employé est interrogé dans son salon qui contient de nombreuses reliques de l’entreprise, comme un musée. Il montre au journaliste un article de Paris Match de 1955 dans lequel est célébré le record du monde de vitesse de la motrice CC 7107, à 331 km/h (et oui, l’innovation !).
Il a aussi conservé un décapsuleur, dont il raconte l’histoire :
« Cet objet apparemment insignifiant rappelle qu’il fut un temps où les ouvriers pouvaient se mettre en grève pour autre chose que pour défendre leurs emplois. En 1979, pour la commémoration du centenaire de l’installation de la SACM (nom originel de l’entreprise Alstom) à Belfort, tout le monde attendait un geste financier de la direction. Las, les salariés n’ont reçu que cet ouvre-bouteille, un coffret de stylos Waterman et une bouteille de cognac. Une provocation, ont-ils juré. Même si le cognac était bon. Ce maladroit cadeau a été l’étincelle d’une rébellion qui a débouché sur deux mois de grève, avec le soutien massif des habitants de la ville et les gros titres de la presse nationale ».
Et oui, l’entreprise, ce n’est pas qu’un mécanisme de coordination pour réduire les coûts et optimiser la performance. C’est aussi, comme le rappelle Michel, …
…Sentimental !
C’est peut-être ça aussi le secret de l’innovation.