Par Vincent Colot (chroniqueur exclusif) – Analyste financier
Pour l’investisseur en Bourse, c’est un rendez-vous obligé : tous les trimestres, la publication des résultats des entreprises vient apporter son lot de bonnes et de mauvaises nouvelles. Si personne n’y échappe à l’heure de la médiatisation financière, il y a néanmoins deux façons distinctes d’appréhender l’événement : à la manière du trader ou à la manière de l’analyste.
Bien entendu, c’est l’horizon de l’investissement qui dicte le comportement. Celui qui veut réaliser un « coup » rapidement peut être tenté de jouer l’éventuel effet de surprise contenu dans la publication de tel ou tel résultat d’entreprise. Le principe est simple : s’il attend des meilleurs chiffres que prévus par la moyenne des analystes et/ou s’il espère une tonalité positive du management quant à l’évolution de l’activité pour les prochains trimestres, il se positionne sur le titre en question juste avant la publication des chiffres. S’il a raison, il peut glaner les quelques pourcents que constitue souvent la réaction boursière positive à une telle annonce. S’il a tort et si le cours baisse, ou il assume sa perte ou il se transforme en … investisseur à plus long terme en espérant des jours meilleurs. Le plus souvent, surtout s’il a une longue expérience, le trader sait à quoi il s’expose et cherche à gagner en moyenne.
L’investisseur à plus long terme tendra davantage à adopter un point de vue analytique sur les chiffres publiés. Il les contextualisera pour en dégager les éléments structurels et s’attachera à apprécier la qualité des chiffres en fonction, notamment, des objectifs stratégiques de l’entreprise. En cas de chiffres trimestriels décevants uniquement dus à des éléments conjoncturels, il pourra se renforcer sur l’action si le cours de celle-ci baisse. Dans le cas contraire, si les chiffres sont de bonne qualité, ou il verra la confirmation de son analyse (et il conservera/rachètera) ou il vendra s’il a l’impression que la Bourse surestime la bonne nouvelle.
Voilà qui est intéressant : la publication des résultats peut altérer l’horizon de placement de l’investisseur selon l’une des deux logiques suivantes : «Les erreurs du court terme sont les vérités de long terme » (dans le cas de l’investisseur-trader qui s’est trompé) ou « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras » (dans le cas de l’investisseur-analyste qui est satisfait de son gain à ce stade).
Prenons un exemple récent : la publication des chiffres trimestriels d’Unilever, le géant néerlando-britannique des biens de consommation courante (soins personnels, alimentation, détergents) le 15 octobre dernier. A cette occasion, le cours de l’action a gagné sur la journée 4,42%, passant de 37,52 EUR à 39,18 EUR.
Premier constat, Unilever se limite à publier son chiffre d’affaires (certes détaillé pour ses différentes activités et ses zones géographiques). Pas de chiffres bénéficiaires donc. Au total, le chiffre d’affaires s’accroît de 9,4% sur le trimestre (par rapport au 3e trimestre 2014). Dans une économie mondiale en proie à un ralentissement, cette performance a toutes les allures d’un succès inespéré pour un groupe de cette taille. Mais tant le trader que l’analyste ne sont pas dupes : ce chiffre de 9,4% tient compte d’un effet positif de 3% lié à l’évolution de taux de change (devises ayant progressé par rapport à l’euro) et d’un autre effet positif de 0,7% lié à l’évolution du périmètre d’activité (acquisitions et cessions). Dès lors, ce chiffre de 9,4% doit être ramené à 5,7% (à savoir 9,4% – 3% – 0,7%). C’est ce qu’on appelle la croissance organique, chiffre le plus scruté par les investisseurs. Lorsqu’il compare ce chiffre de 5,7% à celui de la prévision de croissance pour cette période, à savoir 4%, le trader ne va pas se poser de questions très longtemps. Unilever a réalisé un trimestre bien meilleur que prévu ! Dans sa communication, le management met d’ailleurs en avant les bonnes ventes de ses produits les plus récents et les plus innovants. Pas étonnant que, dès les premiers échanges, le cours de l’action s’oriente en hausse sensible. Pari gagné pour le trader qui avait misé sur une nouvelle positive. Et l’analyste, que pense-t-il de tout cela ? Il va bien entendu fouiller un peu plus en avant. Et ce qu’il va trouver aura de quoi le rendre davantage circonspect. En effet, même ramenée à 5,7%, la hausse des ventes est entachée d’éléments directement liés à la conjoncture du trimestre : elle ne serait donc pas significative d’un potentiel de croissance pérenne. Unilever le précise d’ailleurs lui-même : une base de comparaison favorable avec la Chine (où le 3e trimestre 2014 avait été particulièrement médiocre), une météo estivale très favorable aux ventes de crèmes glacées et des ventes anticipées en Amérique latine (où des prix de vente en hausse sont attendus au 4e trimestre) ont « boosté » le chiffre d’affaires. Abstraction faite de ces éléments, la hausse du chiffre d’affaires serait plutôt de 3,9%. Ce n’est déjà pas si mal : en effet, il y a une accélération par rapport au premier semestre (+2,9%) et le groupe peut ainsi se rapprocher du haut de la fourchette de son objectif annuel situé entre 2% et 4%. Voyez tout de même le chemin parcouru : partant d’un chiffre « brut » de 9,4%, on aboutit à une performance « nette » de 3,9%. L’investisseur-analyste ne va pas s’arrêter là. S’il a une bonne connaissance de l’histoire de l’entreprise, il saura que le groupe a principalement investi ces dernières années dans les pays émergents (générant près de 60% du chiffre d’affaires) et dans les soins personnels (déodorants, shampoings, etc.). Il sera dès lors un peu déçu de constater que, même si l’activité « soins personnels » croît davantage que l’ensemble du groupe (+6,2% contre + 5,7% pour le groupe), l’évolution des prix de vente marque le pas (+1,3% contre +1,5% pour le groupe) alors même que le groupe annonce des produits innovants. Même prudence pour ce qui est des pays émergents : le management constate une érosion du pouvoir d’achat de leurs populations au gré des dépréciations monétaires. Quant à l’absence de chiffres bénéficiaires, elle laisse la porte ouverte à une éventuelle déception supplémentaire : Unilever n’est en effet pas avare de frais de restructurations qui viennent grever les bénéfices.
La conclusion est claire. Alors que le trader a tout lieu de se réjouir de la belle performance (au moins de façade) de Unilever au 3e trimestre, l’analyste restera lui plus prudent. En définitive, ces deux types d’investisseur, pourtant différents, peuvent être légitimement tentés d’adopter la même attitude : vendre après la belle hausse de plus de 4%.