Par Gilles Martin (chroniqueur exclusif) – Président fondateur de PMP et fondateur de Youmeo
La construction des organisations de nos entreprises, et plus globalement de la société, est directement l’influence de la construction de notre identité, ou bien serait-ce l’inverse.
C’est la thèse d’Hartmut Rosa, dans son ouvrage « Accélération – Une critique sociale du temps ».
Ainsi la révolution industrielle et la modernité industrielle fordiste serait à l’origine d’une conduite de vie « stratégique » reposant sur la planification systématique, la prévision, la maîtrise active des conditions et ressources de la vie, en vue de la réalisation de « projets de vie ». Cette conduite de vie « stratégique » consiste en « une planification rigoureuse et une organisation rigide du moindre détail, qui rappellent à bien des égards une bureaucratisation ou une organisation centralisée (si ce n'est une taylorisation) semblables à celles des entreprises ».
Dans cette vision de la vie, le spécialiste en « management du temps » fait merveille et est le consultant favori.
Mais cette vision fordiste, on le sait, s’est estompée au profit d’une approche plus flexible de l’organisation des entreprises, et aussi une accélération du changement. Et ainsi l’identité devient « situative ».
Cette forme situative « se conforme à une logique de la flexibilisation ou même de la décentralisation et ressemble ainsi de manière étonnante aux nouvelles stratégies d’entreprise ».
Dans cette définition, l’identité n’est plus permanente et planifiée, mais l’évaluation, la mise en relation et l’interprétation des caractéristiques identitaires changent de situation en situation.
C’est une transformation majeure qui est observée ici, où l’on est de moins en moins disposé à différer la satisfaction des besoins au profit de buts à long terme. La préférence pour le présent augmente.
Le spécialiste en « management du temps » va alors être supplanté par un nouveau profil : « le jongleur qui joue avec le temps ». Pour le désigner certains auteurs parlent de « temporalisation du temps ». Cette expression signifie que le « joueur » ne décide plus du rythme et de la durée des actions dans le cadre d’un plan d’ensemble, mais de manière flexible, à partir de l’horizon temporel de l’évènement en cours. Pour lui, l’hyperaccélération de la modernité n’est pas une menace, mais au contraire porteuse de possibilités. Ainsi est abandonnée toute idée d’un projet identitaire, comme un projet de vie, visant la durée sur le long terme, et donc en même temps la représentation d’une autonomie permettant au sujet, quels que soient les contextes, de poursuivre des valeurs et des buts qu’il a lui-même définis.
Cette « identité situative » est alors ce qui procure une capacité d’orientation et d’action, comme un « point de fuite » de l’individualisation. Toutes les caractéristiques de l’identité ne changent pas de situation à situation : certaines sont préservées en toutes situations, et d’autre peuvent changer radicalement. La continuité est ainsi « une question de style » et non plus la « substance du soi ». Qui l’on est, notre identité, se distingue alors par la manière dont on s’accommode des contingences et des fluctuations de la vie. Ce comportement n’est pas forcément celui de la majorité des êtres humains, mais représente, pour Hartmut Rosa, « un modèle de rapport à soi qui correspond à l’évolution structurellement et culturellement dominante de la société contemporaine ».
On peut y voir une dérive dangereuse de l’identité, mais aussi en avoir une vision optimiste. Cette identité situative est l’occasion d’agir a tout instant au maximum de ses potentialités, en s’adaptant aux situations, en prenant plaisir de renoncer à tout désir de contrôler ce qui m’entoure. Ceci n’est pas un style de vie passif, le « soi situatif » est capable de se fixer des buts à atteindre et de faire des efforts pour les atteindre, mais ce à quoi il renonce, c’est de se poser un « but de vie à long terme » sur lequel il serait engagé.
Toutefois, cette « identité situative », en ligne avec la flexibilité des organisations et de la société, a quand même une contrepartie sur laquelle insiste Hartmut Rosa : la perte de l’autonomie et de l’ambition d’être auteur ou co-auteur de sa vie. On perd la « direction » de sa vie : « la vie ne va nulle part, elle ne fait que piétiner à un rythme (de transformation) élevé ». C’est pourquoi il parle de « temporalisation du temps » qui implique une « détemporalisation de la vie ». Car en étant incapable de s’extérioriser au service d’une cause, d’une idée, d’autres hommes, en se consacrant à des actions et tâches successives et en s’impliquant dans des activités superficielles, on reste comme « confiné sur soi ». Dans cette situation, le temps reste comme suspendu, car derrière toutes les transformations que nous vivons ou subissons on ne peut en fait distinguer aucune évolution. De telle sorte que la vie elle-même, en raison de l’absence de perspectives temporelles, apparaît comme une « dérive » sans but à travers des situations changeantes, et donc comme « l’éternel retour du même". Le temps devient une « immobilité fulgurante ». Cet état psychique, en raison de l’incapacité à diriger son énergie vers un but fixe, permanent et considéré comma valable et de s’y déployer activement, va alors se caractériser par une inertie, une morosité, un sentiment de vacuité.
Ce qui manque, en fait, dans cet état, c’est cette capacité à établir des relations et des « liens » pour pouvoir dire au nom de quoi on choisit telle ou telle direction.
Pour ne pas être ce « confiné sur soi », retrouver une direction pour agir et des perspectives d’évolution, la lecture d’Hartmut Rosa est une bonne façon de prendre conscience.
Aussi un message pour les entrepreneurs et la projection de soi vers un futur qui a du sens, pour s’extérioriser au service d’une cause, d’une idée ou d’autres hommes.