Par Gilles Martin (chroniqueur exclusif) – Président fondateur de PMP et fondateur de Youmeo
Le mot vient du latin « fatis », « fente » ou « crevasse », et signifie transpercer et vider totalement un animal.
Ce mot c’est la fatigue, fatigare.
Et c’est le sujet du dossier du magazine « Philosophie » de Novembre, qui pose justement une bonne question : « Pourquoi sommes-nous si fatigués ? ».
Et c’est vrai que l’on entend autour de soi, et même en nous, ce sentiment de fatigue, d’être « crevé », pour en revenir à l’étymologie du mot.
Et en même temps, notre temps de performance n’aime pas la fatigue : ceux qui sont fatigués sont des « losers », alors que les managers dynamiques et les héros, eux, ne sont jamais fatigués. Pour eux, le sommeil est une occupation inutile, un frein, quasiment un handicap. La volonté de performance et plus forte que tout. Inutile de se reposer et de rêver dans un monde où chaque minute est dévolue à l’accomplissement d’un objectif planifié en courbes et en tableurs. Le dossier de « Philosophie » comprend notamment des extraits d’un ouvrage de Jonathan Crary, spécialiste de l’histoire de l’art, mais qui s’intéresse aussi au sujet, « 24/7, le capitalisme à l’assaut du sommeil ». Ce qu’il appelle le « régime 24/7 », c’est celui qui attribue une valeur absolue à la disponibilité, cette idée que, en ce qui concerne la vie professionnelle, il faudrait travailler sans relâche, sans limites, et que ce serait quelque chose de plausible, de normal. Cela va de pair avec la consommation de vitamines et de compléments alimentaires censés justement réduire la fatigue, et dont le marché à crû de 6% en 2017 en France.
Dans notre monde connecté et mondialisé, la distinction entre le jour et la nuit disparaît. La planète est un lieu de travail continu, comme un centre commercial ouvert en permanence. Intéressant de remarquer aujourd’hui le nouveau projet de loi du gouvernement français qui envisage de repousser à minuit, au lieu de 21 heures aujourd’hui, le déclenchement du travail de nuit dans les commerces alimentaires en dehors des zones touristiques internationales.
Bien sûr, le dossier ne manque pas de distinguer la fatigue qui résulte d’un effort, de la créativité, et même de la générosité envers autrui, et la fatigue qui correspond à une « surfatigue » ou à la lassitude.
La première, dont parle Eric Fiat dans son essai « Ode à la fatigue », est celle de celui qui aime la vie, et qui prend le risque de la dépense de soi et de ses forces. Car il y a quelque chose de beau dans le fait de se fatiguer pour les autres, de faire des efforts pour aider les autres à faire « le dur métier d’exister, pour les alléger ».
L’autre, la « surfatigue », et aussi la lassitude, c’est cette fatigue subie, mêlée d’ennui et de dégoût. Cette lassitude est déjà décrite par Aristote dans l’Ethique à Nicomaque : « Certaines choses nous réjouissent quand elles sont nouvelles, et (…) plus tard ne nous plaisent plus autant qu’au début, en effet, la pensée se trouve dans un état d’excitation et d’intense activité à l’égard de ces objets, comme pour la vue quand on regarde avec attention mais par la suite l’activité n’est plus ce qu’elle était, mais elle se relâche, ce qui fait que le plaisir aussi s’émousse ».
Cette fatigue, on la constate aussi, selon les mêmes symptômes, dans nos équipes et nos entreprises aussi, non ? On identifie bien ces entreprises dont les collaborateurs et employés ressentent cette même fatigue de perte de sens, de manque de nouveauté et de régénération. Et l’on pourrait en dire de même pour des Etats, pour l’Europe. Des nations jeunes comme la Chine, l’inde, le Brésil, la Turquie mettent en évidence l’« acédie » (fatigue existentielle, nommée ainsi par les théologiens chrétiens) qui semble caractériser l’Occident.
C’est Edgar Morin, ce philosophe de 98 ans, qui publie ces mémoires, et témoigne dans le même numéro de « Philosophie », qui fait remarquer que « Tout ce qui ne se régénère pas dégénère ». Et cette fatigue de certaines entreprises, nations et civilisations, est effectivement celle qui naît de l’inquiétude, de l’angoisse, et de l’incapacité à penser autrement, à trouver en soi « les forces spirituelles et morales pour se penser et changer de voie ».
Ainsi la fatigue n’est pas seulement un phénomène biologique et individuel, mais prend aussi une forme historique et collective.
Et quand elle survient, ou dure, ce ne sont pas les efforts insomniaques et la surfatigue du « faire encore plus de la même chose » pour rester performants, avec leur lot de « burn out », qui apporteront le remède, mais cette régénération salutaire que nous inspire Edgar Morin, ce jeune philosophe de 98 ans.