Par Gilles Martin (chroniqueur exclusif) – Président du cabinet de conseil en stratégie et management PMP
France Télécom est en pleine
réorganisation, et nous a annoncé la semaine dernière, outre les noms des
membres du Comité de Direction de Stéphane Richard, un changement dans le
système de management : les dirigeants auront maintenant dans leurs
évaluations des critères sociaux.
Cette anecdote est
caractéristique de ce qui constitue les systèmes de management de la plupart
des entreprises. Elles sont construites sur des systèmes de performance qui
accordent une importance majeure à l’organisation, à la structure.
Dans ces entreprises, on
considère que l’important c’est l’organisation et son fonctionnement. Et quand
on y parle des Ressources Humaines, c’est pour parler de l’excellence de ceux
qui occupent chacun des postes de cette organisation, en concentrant bien sûr
la plus grande attention sur les postes les plus élevés dans la hiérarchie,
ceux qu’on appelle les managers.
Dans ces entreprises, ce qui
fait qu’on s’intéresse aux managers, c’est l’attention portée pour les
sélectionner, les nommer, les promouvoir, pour faire en sorte qu’à chaque
poste, on ait les meilleurs. C’est un système qui sélectionne, qui trie, qui
élimine. Il fonctionne plutôt bien dans les entreprises qui savent administrer
un tel système de mesure de la performance individuelle.
Il plait aussi aux managers
qui ont ainsi l’impression que leur sort est lié à l’application de critères
objectifs, sur lesquels ils pensent avoir pouvoir de négociation, et échapper
ainsi à ce qui leur fait peur, « l’arbitraire du patron », car, pour
ces managers, le patron c’est l’ennemi qui cherche à vous rouler ; il faut
donc tout border dans le système, comme dans un contrat. En fait ce système est
un piège dans lequel ils s’enferment eux-mêmes. On n’arrive jamais aux critères
qui les satisferont complètement et, en cas de non atteinte des critères de
performance, ils chercheront à négocier, à faire changer les règles à leur
avantage (par exemple : oui , je n’ai pas atteint les objectifs, mais il y
a eu la crise, un problème avec tel client, peu importe). C’est un jeu sans
fin, avec des perdants à chaque fois.
Ce système est en effet constamment
source de frustrations et de déceptions : les performances ne sont jamais
atteintes toutes en même temps aux niveaux attendus ; et on a plein de cas
où les indicateurs ont bien été mis en place, mais les managers n’ont pas
changé pour autant. C’est un système qui fige. Mettre des critères sociaux dans
les évaluations, est-ce que ça va vraiment rendre « sociaux « les
managers, qui le deviendraient pour pouvoir avoir des bonus en plus ?
L’expérience et les recherches tendent plutôt à prouver le contraire. Les
critères pour inciter les managers n’ont généralement que peu à voir avec la
performance. Ils vont bénéficier financièrement à ceux qui naturellement
auraient respectés ces objectifs ; ils ne transformeront probablement pas
ceux qui ne sont pas « sociaux » en nouveaux sociaux.
Néanmoins, la subsistance de
la forte croyance dans ce modèle dans les entreprises est une aubaine pour les
consultants : tous les dirigeants qui croient dans ce modèle sont les
meilleurs clients pour le re-engeneering, le benchmarking, la définition de
nouvelles organisations, de nouveaux processus, etc.
Y-en-a-t-il un autre ?
Oui, l’autre approche, plus exigeante,
consiste à croire que la performance de l’entreprise est liée à la
« gestion des talents ».
Une entreprise qui
s’organise en privilégiant la gestion des talents, c’est celle qui considère
que sa performance est directement liée au recrutement et au développement des
talents. Dans cette entreprise, on va considérer que la construction d’une
véritable « marque employeur » est au centre de la stratégie.
C’est aussi l’entreprise qui
va accorder le plus d’attention au process de recrutement et de sélection.
L’objectif de ce process
n’est pas cantonné à la recherche des meilleures compétences pour chaque poste,
mais à la sélection des talents génériques et spécifiques de l’entreprise.
Henri Giscard d’Estaing, au Club Med, m’avait exposé cette vision en réponse à
une de mes questions, il y a quelques semaines : Le Club Med reçoit
énormément de CV chaque année, pour tous les postes. « Nous sélectionnons
sur un seul critère : le talent » ; et de m’expliquer que cela
concernait essentiellement le comportement et l’attitude. Les compétences, on
les apprendra. Et chaque année, le Club Med réunit les principaux cadres et
managers dans son « Talent Campus ». Même en 2009, qui n’a pas été
une année facile, où il a fallu faire des économies, ce Campus a eu lieu.
Ceci est également un signe
de reconnaissance des entreprises qui croient en la gestion des talents ;
la formation et l’éducation des « talents » est prise très au
sérieux. Ce n’est pas une question réservée à la Direction des Ressources Humaines,
mais prise en main par le management lui-même, au plus haut niveau.
Dans ces entreprises, on
croit fortement à l’établissement de relations à long terme avec les
employés ; on encourage, et on favorise, ceux qui pourront rester
longtemps avec l’entreprise, comme dans une famille. Ce sont d’ailleurs souvent
les entreprises à actionnariat familial qui sont les plus sensibles à cette
notion. C’est le sens du message, autre exemple, de Martin Bouygues : pour
lui, un collaborateur de Bouygues, c’est d’abord un fidèle ; et un fidèle
collaborateur, c’est celui avec qui on partage beaucoup plus qu’une batterie de
critères de performance. On partage aussi la même vision du « sens »
de l’entreprise. Et on peut passer ensemble des moments difficiles, justement
parce qu’il y a cette confiance et cette fidélité. Forcément, pour ceux qui
n’arrivent pas entrer dans cette confiance, et ce « sens », ça peut
être dur.
Pour que ça marche, ce
« Talent Management » il faut bien sûr que l’entreprise, et en
premier lieu son Comité de Direction et son dirigeant, y voit bien clair sur ce
qui constitue sa véritable et sincère « proposition de valeur » pour
ses employés, et ses talents. Cette proposition, elle doit clairement signifier
pourquoi travailler dans cette entreprise. Cela parle aussi d’identité. Et
aussi du leadership à chaque niveau. C’est aussi dans cette proposition que
l’on trouvera ce qui guide la stratégie de l’entreprise, et la place des hommes
et des femmes employées dans celle-ci. Sommes-nous là pour servir l’entreprise,
ou pour enrichir ses dirigeants et ses actionnaires. Et le client, il est
où ?
Autant de questions que ceux
qui veulent vraiment faire de leur entreprise une entreprise centrée sur les
talents doivent se poser, sans s’arrêter à la définition des critères de
performance à mettre dans les contrats.
Car les talents se
construisent et se développent avec le respect et la confiance, réciproques, et
non avec des clauses contractuelles ou des tableaux de bord.