« Petite chronique boursière  » : Du bon usage de la probabilité

Vincent_colot Par Vincent Colot (chroniqueur exclusif) – Analyste financier

J’ai un ami qui parvient régulièrement à m’exaspérer. (J’imagine vous aussi : l’amitié ne prémunit pas de tout). En effet, dès que j’essaie de lui tenir un raisonnement de portée un tant soit peu générale, il me rétorque toujours un exemple qui tendrait à « prouver » le contraire. Et c’est particulièrement vrai pour les sujets boursiers. Si je lui dis que tel type d’actions génèrent des rendements plutôt faibles, il va me trouver en quelques secondes un exemple inverse. Ainsi, si je lui dis «Méfie-toi des actions d’entreprises high tech : l’innovation est si forte dans ce secteur que peu d’acteurs détiennent un avantage concurrentiel durable. Miser sur tel ou tel aujourd’hui sous prétexte qu’il est leader de son secteur peut s’avérer catastrophique : tu risques de payer l’effet de mode du moment à un prix élevé, ce qui rendra la chute du cours encore plus impressionnante lorsque le vent tournera », il me répondra «Tout ça, c’est bien joli mais regarde l’évolution du cours de l’action Apple ».

Ce n’est pas parce que personne ne possède la boule de cristal qu’il faut s’en remettre au seul rétroviseur. Bien entendu, Apple a réalisé un époustouflant parcours boursier depuis 1997 : le cours de l’action a été multiplié par … 150. Mais là n’est pas le sujet. A cette époque, personne ne misait le moindre kopek sur Apple, surclassé par Microsoft. Et il a fallu un extraordinaire concours de circonstances, conjugué avec le génie visionnaire d’un homme (Steve Jobs, déjà entré dans la légende), pour que ce remarquable succès se concrétise. Attention donc aux raisonnements de type « rétroviseur » : ce qui peut sembler évident après-coup ne l’est que rarement au moment où la décision (d’investissement) doit se prendre. La question à se poser est celle-ci : « Quelle est la probabilité qu’une entreprise dans la situation d’Apple en 1997 puisse d’abord se redresser et ensuite prospérer de façon insolente ? ». Objectivement, elle est très faible : dans le secteur de la haute technologie, très peu d’entreprises réalisent le saut technique au bon moment, surtout en partant d’une situation de faiblesse et après avoir déjà défini, ou contribué à définir, les contours de la technologie précédente (ici, la micro-informatique). Même sans problèmes sérieux a priori, d’autres grands noms ont connu des débuts foudroyants avant de rentrer dans le rang (au mieux) : Sony, Nokia, Nintendo, Research in Motion (Blackberry) sont des noms qui viennent à l’esprit. Même Microsoft, malgré sa puissance, n’est plus l’entreprise qui règle la danse dans son secteur depuis la généralisation d’Internet.

A tout moment, l’investisseur doit se poser la question probabiliste : « Quelle est la probabilité raisonnable que le scénario que je prévois – ou que le scénario qui semble inscrit dans le cours de l’action – se réalise effectivement ? » Considérons, avec Vitaliy Katsenelson (encore un auteur que je vous recommande de suivre sur Internet, à l’instar d’Aswath Damodaran dans mon dernier post), le cas hyper-médiatisé de Facebook, introduit en Bourse il y a quelques jours à peine. Si un investisseur qui a participé à l’introduction compte retirer sur les 5 prochaines années un rendement moyen de 15% par an sur cette action, celle-ci doit donc doubler son cours sur cette période, équivalant en 2017 à une valorisation totale de l’entreprise de quelque 200 milliards de dollars. Ce qui est précisément la valorisation actuelle d’un autre géant de l’Internet, à savoir Google qui retire également la majorité de ses revenus de la publicité en ligne. Sauf que Google peut déjà se prévaloir d’un chiffre d’affaires que 40 milliards de dollars, soit dix fois plus que Facebook. Supposons, par facilité de raisonnement, que Google soit correctement valorisé par la Bourse. Facebook pourra-t-il multiplier son chiffre d’affaires par dix dans les 5 prochaines années, alors qu’il part avec un nombre déjà élevé d’utilisateurs (900 millions de personnes), que la publicité sur smartphones sera plus délicate à rentabiliser et que la lassitude finira par saisir les utilisateurs ? Bien entendu, ce n’est pas impossible : il y a des effets de réseau et il y a la personnalisation des messages publicitaires grâce aux profils des utilisateurs. Mais prendre ce pari pour 15% par an ne semble pas raisonnable. Mieux vaut toujours rater une action qui finira peut-être par monter que d’en acheter une autre qui finira probablement par baisser.

Tous les rétroviseurs ne se valent pourtant pas. Si prendre pour preuve d’un raisonnement un exemple isolé n’est guère judicieux, l’investisseur sera plus avisé de considérer ce que, en moyenne, tel type d’événements a donné comme résultat par le passé (en considérant une période assez longue). S’il est avéré par exemple que les actionnaires d’entreprises qui en acquièrent d’autres n’en profitent guère en moyenne, l’investisseur se méfiera a priori de ce genre d’opération. Deux attitudes sont alors possibles. Ou bien, par « idéologie », il snobera toute action de ce type, sachant qu’il risque d’en sortir en moyenne perdant. Ou bien, davantage confiant en ses capacités analytiques, il étudiera plus avant le dossier pour y trouver éventuellement d’autres raisons de s’y intéresser. De la même manière, lorsqu’un investisseur tente d’établir des prévisions sur quelques années de chiffres bénéficiaires pour une entreprise, il doit, à partir de la situation présente (et du récent passé) se poser les bonnes questions. Il ne s’agit bien entendu pas pour lui d’extrapoler naïvement/aveuglément une croissance ou une rentabilité actuelle jusqu’à la fin des temps. « Quelle est la probabilité, notamment étant donné sa situation compétitive, que cette entreprise garde au cours des prochaines années un haut/faible taux de rentabilité sur capitaux investis ? ». Ou encore « Quelle est la probabilité que les récents taux de croissance élevés/faibles de l’activité perdurent ? ». Ici aussi, un coup d’œil sur l’histoire des entreprises indique rapidement à quoi s’attendre en de telles circonstances. Ce qui peut alors permettre à l’investisseur de « dépassionner » ce dossier et de profiter d’éventuelles exagérations d’humeur boursière.

Bien sûr, l’inattendu peut toujours survenir en Bourse, faussant alors tout raisonnement pourtant bien calibré. Ce qui enseigne de ne jamais prendre des risques inconsidérés ! Mais, en Bourse, au mieux vous jonglerez avec les raisonnements probabilistes, au mieux vous vous porterez.   

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