Petite chronique boursière : EBITDA, la mesure imparfaite

Vincent_colotPar Vincent Colot (chroniqueur exclusif) – Analyste financier

J’ai un filleul de 20 ans qui suit des études d’ingénieur de gestion. Par rapport à ma propre formation dans le même domaine, 30 ans plus tôt, l’accent est mis davantage sur les sciences (dures) et sur les mathématiques. Au temps jadis, dans ma bonne ville de Liège (en Belgique donc), cela s’appelait “administration des affaires”. Derrière l’apparence bureaucratique de cette dénomination, le côté “science humaine” était traité plus longuement qu’aujourd’hui : sociologie, psychologie, histoire, etc. Même la comptabilité était étudiée dans une optique principalement entrepreneuriale : que disent les chiffres de la “réalité” de l’entreprise, quels sont les ratios clés à analyser (dans l’espace et dans le temps) de façon à dresser un diagnostic du succès, voire de la pérennité, de l’entreprise ?

Je ne dis pas que ces considérations ont totalement disparu. Mais la logique de l’entreprise cède le pas à celle du marché financier. Un chroniqueur boursier devrait s’en réjouir, seriez-vous enclin à penser. Eh bien, non. Quitte à passer pour le grincheux du village, il me semble qu’avant de s’exciter à vouloir valoriser (“pricer” comme on dit) une action, encore s’agirait-il de maîtriser un tant soit peu la réalité de l’entreprise sous-jacente.

C’est en partie pourquoi j’ai été quelque peu horrifié (j’exagère bien entendu) lorsque le jeune homme susdit me déclara tout récemment avoir découvert les vertus magiques de l’EBITDA, présentées par son professeur avec l’enthousiasme de rigueur en période d’euphorie boursière.

Pour ceux qui l’ignorent (et je les absous d’avance), cet acronyme donne, une fois développé, ceci : Earnings Before Interests, Taxes, Depreciation and Amortization ; à savoir le montant des bénéfices avant résultats financiers, impôts et amortissements en tous genres. Un concept de comptabilité anglo-saxonne de plus en plus prisé en Europe (la preuve !) et qui se rapproche de la notion française d’EBE ou Excédent brut d’exploitation.

N’écoutant que mon bon coeur (et le soupçon de fierté du vieux singe à qui on voudrait apprendre vainement une nouvelle grimace), je crus bon de relativiser l’affaire auprès du Gordon Gekko en herbe qui se trouvait en face de moi.

Primo, l’essor du terme EBITDA date de la bulle internet de la fin du siècle dernier alors qu’il s’agissait de présenter aux investisseurs les entreprises high tech sous un jour plus favorable : même si elles affichaient, dans leur grande majorité, des pertes, leurs EBITDA étaient généralement positifs. On connaît la suite.

Secundo, même s’il est exact qu’en dernière analyse, “cash is king” (“le cash est roi”), l’EBITDA n’est qu’une mesure très imparfaite de la capacité d’une entreprise à dégager des liquidités opérationnelles. Derrière la notion d’amortissement, effectivement par nature une charge non décaissée, il y a malgré tout une réalité économique : le matériel s’use et doit être progressivement remplacé (ce qui nécessite bel et bien une sortie de cash). De plus, les importantes variations du besoin en fonds de roulement, bien connues des trésoriers d’entreprise, ne sont pas prises en compte à ce niveau. Le “free cash flow” (“cash flow libre”, y compris dans sa version hors financement), un peu plus compliqué à calculer, est plus relevant.

Tertio (et la liste pourrait être plus longue – mais je ne veux ennuyer personne, au-delà de l’avertissement que constitue cette chronique), l’utilité de cette mesure à des fins de comparaison et de valorisation (relative) doit être remise en perspective. Comment comparer des entreprises en laissant de côté des disparités potentielles importantes en matière de coûts des structures de production et de charges financières et fiscales ? Allons plus loin : prenons deux entreprises identiques en tous points à une exception près : la première investit dans ses machines (et donc les amortit dans ses comptes) tandis que la seconde les prend en location (et donc les comptabilise en charge d’exploitation décaissée). La première aura un EBITDA plus élevé que la seconde. Est-elle plus performante pour la cause ? Quant au fameux ratio de valorisation“Valeur d’entreprise/EBITDA”, censé gommer les différences de mode de financement (entre fonds propres et dettes), est-il si vertueux qu’on veut bien le dire ? A tout le moins, une entreprise dangereusement endettée, affichera, et c’est bien normal étant donné sa plus faible qualité, une valeur plus faible de ce ratio qu’une autre plus prudemment financée. De quoi acheter cette première entreprise “bon marché” les yeux fermés ? Certes, appliquer ce ratio systématiquement pour constituer un portefeuille plus large est moins dangereux et plus approprié.

Au fur et à mesure de cette “démonstration”, le jeune regard s’assombrissait. Le coup de grâce vint avec l’appréciation donnée il y a quelques années par le célèbre duo Buffett/Munger : “Ebitda ? That’s bullshit earnings !”. Inutile de traduire. Ce n’est pas la première fois que l’oncle Warren contredit nos doctes professeurs d’université.

Modeste leçon 1 : lorsqu’on apprécie une performance ou qu’on évalue un actif, il n’y a pas de mesure univoque représentative de la “vérité”.

Modeste leçon 2 : dans les sciences humaines (au rang desquelles je continue de ranger la gestion et la finance, fût-elle de marché), les chiffres importent mais il n’est guère raisonnable de vouloir leur faire avouer des secrets qu’ils ne recèlent pas.   

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