Par Gilles Martin (chroniqueur exclusif) – Président fondateur de PMP et fondateur de Youmeo
Lors d’une conversation avec un jeune manager d’un think tank sur la transformation des entreprises (oui, le digital, etc), celui-ci me fait part d’une conviction : Pour transformer les entreprises, surtout les « grands groupes »aujourd’hui et surtout demain, dans ce monde où les transformations vont à toute allure, avec l’invasion de la « digitalisation », le développement de la compétitivité par la capacité à maîtriser les « data », il va falloir faire du « dégagisme » parmi les équipes dirigeantes et les managers « intermédiaires », ceux qui ont vécu toute une partie de leur carrière sans internet, et sans les mobiles, et qui ont décroché, et faire monter rapidement la génération des « digital natives » pour prendre les manettes. Sinon ce sera la catastrophe.
Pour lui, aujourd’hui, les dirigeants se posent les bonnes questions et comprennent les enjeux, mais ils sont entourés de trop de dirigeants qui ne parviennent pas à enclencher l’exécution suffisamment rapidement et avec la créativité nécessaire. Ils ont dans leurs équipes (pas toujours) les talents nécessaires, mais ceux-ci sont écrasés par la hiérarchie, la lenteur de la prise de décisions, les jeux politiques qu’ils considèrent d’un autre âge, et ils « lâchent l’affaire », préférant aller créer une start up ailleurs.
Alors le plus simple, c’est, pour nommer les dirigeants et managers aux postes-clés, de sauter une classe et de choisir parmi les vrais disrupteurs nés dans le nouveau monde, et laisser de côté ceux qui sont en poste depuis plus de vingt ans ou plus et n’apporteront pas beaucoup plus que leurs aînés.
Ouh là !
Faut-il du « dégagisme » pour transformer l’entreprise ?
Et comment font les grands groupes ?
J’ai posé la question à Jean-Dominique Sénard, PDG de Michelin, lors de sa venue à la rencontre des membres d’ETHIC cette semaine. Non, il ne croit pas trop au « dégagisme » et nous fournit sa réponse dans le groupe Michelin, qui vit la même transformation que les autres, avec les opportunités apportées notamment par la numérisation (il parle d’opportunités car il est « profondément optimiste ») : ce qu’il faut transformer ce sont les attitudes et comportements, et tout le monde en est capable, car c’est une aspiration de société. C’est en développant la « responsabilisation » au plus près du client et des collaborateurs de terrain que les choses se font. Cela passe donc par une transformation profonde du management, et des investissements conséquents en formation. Ce qui est terminé, ce sont les pratiques de « Command and Control » que tous les « managers intermédiaires » ont pratiquées dans leur carrière. Ce sont ces pratiques qui freinent la transformation, et Michelin, avec la détermination de son Président, a entrepris de les éradiquer. Et tout le monde est capable de s’y mettre. Si l’on veut « redonner goût à l’entreprise » cette évolution est indispensable, et dirigeants et Patronat sont les premiers concernés pour la mettre en œuvre. Redonner goût à l’entreprise, c’est instaurer dans les pratiques managériales cette part de liberté et d’autonomie, qui permet la responsabilisation. C’est ainsi que se transforme la gouvernance des usines du Groupe.
Je retrouve les mêmes convictions dans l’interview de Virginia Rometty, dans le numéro d’été de la Harvard Business Review. Virginia Rometty, dite « Ginni », est le CEO d’IBM depuis cinq ans. Elle dirige ainsi un Groupe de 434.000 salariés dans 200 pays (Michelin c’est 110.000). Intéressant, car IBM, entreprise centenaire (106 ans), bien qu’étant toujours très profitable, est encore en transformation, ayant connu dernièrement 20 « quarters » (c’est le délai magique des entreprises, ces « quarters ») de revenus en baisse.
L’interviewer lui demande justement comment ses employés se débrouillent avec cette transformation, qui passe par la « cloudification » de l’entreprise, et la montée en puissance de l’Intelligence Artificielle avec « Watson « ( Selon Ginni, la plateforme d’intelligence artificielle d’IBM touchera un milliard de personnes d’ici la fin de l’année ! ).
Pour elle, la première chose est « d’être clair sur ce que vous voulez transformer ». Pour IBM, c’est la « data », et elle pense que IBM a une vue très claire de ce dont aurons besoin les entreprises clientes : Quand on parle de données on pense à ce que l’on recherche via les moteurs de recherche publics, mais cela ne représente que 20% des données dans les monde. IBM veut débloquer les 80% qui sont derrière les « firewalls » de chacun, car c’est là qu’il y a la valeur. Tout le monde a des tonnes de données, mais pour prendre de bonnes décisions, il va falloir débloquer toutes ces données, et le marché est estimé à deux milliard de milliard de dollars. C’est celui que poursuit IBM. Il faudra faire de nombreux changements stratégiques en cours de route, mais tant que la vision est bien enracinée, ceux-ci seront absorbés.
Quand on lui demande ce qui est le plus dur dans cette transformation, Ginni déclare que ce qu’il faut conserver ce sont la passion, la clarté et, le plus difficile, la persévérance (j’en avais déjà fait une chronique ici). Car un programme de transformation comme celui d’IBM, c’est aussi celui de changer les roues tout en continuant à conduire. Et tout ça sous les yeux du public.
Alors, dans un tel contexte, comment construire la bonne équipe de management ?
Ginni avoue avoir recruté cinq profils venant de l’extérieur pour lui rapporter directement (alors qu’elle-même est chez IBM depuis 36 ans, ce qu’elle ne considère pas comme un handicap « tant que l’on ne cherche pas à protéger le passé »). Elle a besoin de personnes qui comprennent réellement comment fonctionne le nouveau système. C’est pourquoi 15% des managers d’IBM viennent de l’extérieur d’IBM. Ce qui constitue pas mal de monde vus les effectifs du Groupe. IBM a consacré deux milliards de dollars au cours des trois dernières années à former ses employés à de nouvelles méthodes et nouvelles approches dans les nouveaux secteurs où le Groupe se développe, comme par exemple la santé ( Watson Health), où des centaines de docteurs et de nurses ont été embauchés. Avec Watson, IBM explore aussi la créativité et la musique, et a donc embauché des musiciens. Voilà de quoi imaginer de nouveaux parcours de carrières chez IBM. Ce qui est privilégié dans ces recrutements : l’intelligence et l’adaptabilité (d’ailleurs Watson aide à prédire la propension à apprendre chez les candidats).
Transformer l’entreprise aujourd’hui c’est donc savoir faire évoluer sa communauté humaine avec les bons ingrédients, comme nous le montre Jean-Dominique Sénard et Ginni : Vision pour le cap et l’ambition, responsabilisation, adaptabilité, persévérance.
Et, en alternative au dégagisme, convaincre d’abandonner définitivement tous les vieux réflexes de « Command and Control ».
Et ainsi diversifier les profils des dirigeants aux commandes pour trouver le style qui redonnera le goût de l’entreprise à tous.
Bon programme, non ?