D’une part, l’attachement des Français pour
l’égalité et la justice sociale est bien connu. Et il ne m’appartient pas, à
moi modeste voisin belge, de le remettre en cause. D’autre part, il nous est
répété à satiété que, en période de crise grave, chacun doit contribuer à sa
mesure à l’effort de redressement national dans le cadre d’un système
capitaliste « moralisé ».
Bon, d’accord. Pourquoi pas ?
Ainsi, je saluerai l’abnégation suisse, dans
l’effort visant à contrôler les rémunérations et autres « parachutes
dorés » des grands patrons, tout récemment couronnée de succès par une
votation démocratique.
Attention néanmoins à ne pas se laisser
dépasser par les bonnes intentions dont est pavé, comme chacun le sait,
l’Enfer. Examinons ici trois questions relatives à la taxation boursière.
Premier exemple, la taxe Tobin sur les
transactions financières. Il est apparu cette semaine que cette taxe, instaurée
en août dernier, rapportera 60% de moins que prévu en 2013. En effet, les
investisseurs étrangers ont largement délaissé les grandes actions françaises,
frappées par cette taxe, pour privilégier des produits dérivés qui en étaient
exempts. Alors que l’un des buts poursuivis était de décourager la spéculation,
le résultat est in fine totalement l’inverse. Bien entendu, la prochaine
mouture, attendue pour 2015 à l’échelle européenne, sera plus réussie, nous
assure-t-on. Attendons de voir …
Deuxième exemple, l’alignement de la
taxation des revenus du capital sur celle des revenus du travail. On voit bien
poindre ici un relent de l’inextinguible lutte des classes. Mais cette mesure
est-elle bien juste ? Outre le fait que punir l’investissement aujourd’hui
(et donc l’emploi de demain et la création de richesse d’après-demain) est
dangereux pour la croissance économique tant recherchée, il me semble que la
nature de ces deux facteurs de production est sensiblement différente. Le
revenu du capital (le dividende) est versé aux actionnaires à partir du
bénéfice réalisé et celui-ci a déjà été l’objet d’une taxation. Et rappelons
que ce dividende n’est pas un « cadeau gratuit » : cet argent
sorti de l’entreprise diminue à due proportion la valeur de cette entreprise et
donc de l’action. Rien que sur ce fait, la légitimité d’une taxation du
dividende pourrait déjà être posée. Mais de plus, le versement d’un dividende
ne dit rien de l’évolution réelle totale de la richesse d’un actionnaire.
Imaginons un investissement de l’ordre de 100, un dividende de 5 et une
moins-value de 30. Au total, bien qu’ayant perçu un « revenu » de 5,
cet actionnaire finira l’année avec une richesse de 75, là où il avait investi
100. Ce n’est pas anormal, c’est du capital à risque. Mais est-il bien
raisonnable, voire « juste », de taxer celui qui a fait une perte
nette ? Quant à la taxation de la plus-value, elle ne peut se concevoir
selon moi dans la « justice » que s’il est permis à l’actionnaire de
déduire de sa feuille d’imposition les moins-values qu’il aurait subies dans le
même temps. N’oublions pas que, lorsqu’il perd, un investisseur n’a droit à
aucune allocation, contrairement au travailleur. Oui, mais, me direz-vous, les
actionnaires ont les moyens et ils peuvent bien payer davantage pour la
solidarité nationale. Hum … Un actionnaire est-il nécessairement riche ?
Une récente étude du cabinet de consultants Investment Trends a récemment
estimé à 475000 le nombre d’actionnaires particulier actifs sur Internet avec
un montant médian du portefeuille s’élevant à 70000 EUR. A tous les coups, en
matière de justice, je préfère de loin la fameuse loi sur la taxation à 75%
au-delà du million d’euros de revenu annuel.
Troisième exemple : la taxation
dégressive de la plus-value selon la durée de détention des actions. Il nous
est en effet doctement expliqué que les actionnaires passeraient leur vie à
faire de fréquents allers et retours en Bourse, en récoltant les fruits de leur
honteuse spéculation. Ce qui, bien évidemment, perturberait les marchés et
renforcerait des politiques court-termistes au sein des entreprises, y compris
via les fameux licenciements boursiers. D’où cette proposition d’alléger la
taxation des investisseurs qui sont présents pour le long terme, favorisant les
investissements longs et créateurs d’emplois dans les entreprises. Tout cela
a-t-il du sens ? Et d’abord, les investisseurs détiennent-ils réellement
leurs actions moins longtemps que par le passé ? En moyenne, oui sans
doute. Mais cette moyenne est biaisée par une catégorie d’investisseurs qui se
sont spécialisés dans le trading à haute fréquence. Ces derniers n’ont guère
d’impact sur les décisions des managers d’entreprises et ils ne cherchent
d’ailleurs pas à en avoir. Par contre, la durée de détention par les
investisseurs institutionnels (gérants de sicav et de fonds de pension) aurait
même plutôt augmenté depuis une vingtaine d’années. Dès lors, on perçoit
d’autant moins la pertinence d’une telle idée fiscale. Si elle est implémentée,
elle provoquera plutôt une fâcheuse distorsion du jeu économique. D’un côté, la
judicieuse allocation du capital vise à investir dans des actions
sous-valorisées et à les revendre une fois qu’elles sont sur-valorisées. Et,
n’en déplaise au législateur fiscal, le temps entre ces deux états peut être,
dans certains cas et notamment en périodes économiquement chahutées, relativement
cours. Et d’un autre côté, pourquoi inciter un actionnaire à rester au capital
d’une entreprise dans laquelle il n’aurait plus confiance ? Voter avec ses
pieds est souvent le seul pouvoir qu’il possède réellement. Ne le restreignons
pas avec une disposition qui n’est sans doute pas fondamentalement
justifiée.