Par Vincent Colot (chroniqueur exclusif) – Analyste financier
De temps à autre, au fil de l'évolution de
la crise (et donc à travers le brouillard qu'elle laisse toujours planer), je
tente de cerner les contours de ce que sera le monde de demain. Même si ce
n'est pas nécessairement déterminant pour l'investisseur boursier, mieux vaut
pour lui avoir une idée du terrain sur lequel il avance.
Que reconstruire sur les ruines laissées
par une crise de plus en plus structurelle ?
Et d'abord, au-delà même de la question
spécifique de l'euro, de quelles ruines s'agit-il ? Celles du capitalisme
financier mondialisé ? Peut-être bien, oui. Mais, à y regarder froidement, le
capitalisme, la finance et la mondialisation devraient survivre, même si leur
conjonction sera sans doute plus modérée, ce qui amortira leurs effets positifs
et négatifs. Plus fondamentalement, je crois qu'il s'agit des ruines du modèle
naguère jugé pérenne de consommation de masse au profit des classes moyennes.
Ce modèle ne peut plus aller de l'avant dans des sociétés surendettées et où la
majeure partie des besoins ont été rencontrés (du moins, pour la partie de la
population qui est solvable) grâce à la dilapidation des ressources naturelles
relativement bon marché (surtout énergétiques).
Ce système qui a présidé à une évolution
très rapide (sur deux générations) du niveau de vie moyen était basé sur un
équilibre entre le secteur public (l'Etat et les autres pouvoirs locaux) et le
secteur privé.
Tant que ces deux grands acteurs
économiques continuaient à se développer en parallèle, leurs frictions étaient
non seulement réduites mais une alliance objective pouvait même prévaloir dans
bien de cas, y compris en matière de finance : ainsi, pour permettre de
financer leurs déficits, les Etats ont eu besoin de banques complaisantes
tandis que pour développer des produits de plus en plus risqués, les banques
ont bénéficié de régulateurs publics peu regardants.
Aujourd'hui, les relations semblent se
tendre davantage, secteur public et secteur privé tentant de tirer à soi une
couverture de plus en plus rapiécée. En France, le récent épisode de Florange
illustre à merveille cette situation. Même si les postures affichées par les
uns et les autres, dans leurs aspects caricaturaux, relevaient en grande partie
du cirque médiatique, le bras-de-fer entre le milliardaire indien Mittal et le
gouvernement de Jean-Marc Ayrault au sujet des derniers hauts fourneaux
lorrains signale le fossé qui se creuse entre une logique privée (les intérêts
des actionnaires d'une grande entreprise) et une logique publique (les intérêts
immédiats des travailleurs et les intérêts stratégiques d'un gouvernement qui
cherche à séduire son électorat).
Nul doute que d'autres affaires de ce type
vont continuer à défrayer la chronique. (Et je laisse le cas de Gérard
Depardieu de côté). Même si, au final, les deux camps ont réussi à sauver la
face dans l’affaire de Florange, rappelons nous la morale de la fable de La
Fontaine "La laitière et le pot au lait" : tant va la cruche à l'eau
qu'à la fin elle se casse. Soumis à des tensions toujours plus vives, en proie
à des intérêts de plus en plus irréconciliables, le système, usé jusqu'à
la corde, peut-il rompre ? En pratique, cela signifierait que l'un des deux
camps l'emporterait de façon définitive (provisoirement définitive, à l'échelle
de l'Histoire humaine) sur l'autre. La désespérance sociale qui agite déjà le
sud de l'Europe peut très bien se généraliser, y compris bien au-delà des
frontières du Vieux Continent. Quelle forme un soulèvement populaire
prendrait-il ? Une mise en commun des moyens de production par l'expropriation
des possédants (version de gauche radicale) ou au contraire une libéralisation
des leviers économiques et sociaux abandonnés par des Etats impécunieux
(version de droite libertarienne) ? Qu'elle prenne l'une ou l'autre forme,
l'explosion du système actuel engendrerait, au moins dans un premier temps, une
grande instabilité dont la maîtrise sera le premier défi.
Bien entendu, le Grand Soir libéral ou
communiste n'est pas exclu. Mais il reste peu probable. Le système est certes
usé, il manque de carburant pour passer à la vitesse supérieure mais il reste
étonnamment stable. Le bousculer au point de le renverser ne sera pas facile
car cela exigerait une mobilisation populaire difficilement imaginable dans nos
sociétés individualistes. Oui, la population souffrira (rigueur ou inflation)
avec une aggravation des inégalités, signant la fin de la consommation de masse.
Oui, la croissance sera durablement plus faible, hormis saut de productivité
(progrès technologique) spectaculaire et peu prévisible. Certaines entreprises
en pâtiront, d’autres s’adapteront. Mais,
globalement, les secteurs privé et public ont trop à perdre dans un grand
remue-ménage à l'issue incertaine que pour risquer un affrontement radical. Les
entreprises feront desserrer progressivement l'étau réglementaire (en matière
de droit du travail notamment) en contrepartie d'un retour aux investissements
(clé de la croissance) tandis que l'Etat continuera, à moindres coûts, à
influer sur les grandes orientations économiques et écologiques par une
politique incitative via l'arme fiscale.
Que doit faire l'investisseur ? Si, comme
moi, il arrive à la conclusion qu'un équilibre public/privé se maintiendra, il
ne doit pas modifier en profondeur son portefeuille. Certes, le ralentissement
économique (par rapport au monde d'avant) est quasiment inévitable mais ne doit
pas être sur-interprété : il n'y a aucune preuve à long terme d'un lien positif
entre vigueur économique et vigueur boursière. L'importance de l'endettement
actuel laisse néanmoins craindre à terme une dévalorisation des monnaies
occidentales et donc une période d'inflation, plus ou moins forte. Raison de
plus pour se méfier des obligations, ne
pas oublier les actions et ménager une (petite) part à l'or (10% du
portefeuille, par exemple). Une chose me semble assurée : le chemin restera
chaotique, de type "risk on/risk off" avec des périodes de grande
volatilité. Celui qui fera preuve de discipline et d'opportunisme en profitera
le plus.