La méthode Lorenzo

Gilles MartinPar Gilles Martin (chroniqueur exclusif)Président fondateur de PMP et fondateur de Youmeo

Appel d’offres : voilà ce que connaissent tous ceux qui vendent des services, des prestations intellectuelles, des concessions de services pour les collectivités locales, et d’autres.

Gagner un appel d’offres, c’est un mélange de qualité technique, de créativité, de prix, mais aussi d’influence et de persuasion.

C’est une pratique vieille comme le monde, et que les artistes ont aussi connu dans les concours financés par de riches mécènes. De quoi s’inspirer de ces artistes victorieux pour se donner toutes les chances de gagner aujourd’hui un appel d’offres. Le tout est finalement de savoir répondre à la vraie demande du client, que cela soit un mécène de la Renaissance ou une entreprise d’aujourd’hui.

Je retrouve une de ces histoires dans le livre d’Olivier Babeau, au titre explicite : « Le management expliqué par l’art » (2013).

C’est en 1401, à Florence que la corporation des marchands de laine décide de financer la réalisation des portes du baptistère San Giovanni, situé en face de la cathédrale de Florence et organise pour cela un concours, en vue d’attribuer au gagnant le « marché » de la réalisation de vingt panneaux en bronze contenant chacun une scène de l’Ancien Testament. On a considéré que ce concours marquait un tournant dans l’histoire de l’art, une césure entre Moyen Âge et Renaissance. Car c’est lors de ce concours, où s’affronteront six jeunes artistes, que l’on verra la compétition entre l’ancien et le moderne. Encore aujourd’hui on voit dans nos appels d’offres s’opposer les candidats qui proposent des solutions qui ont fait leurs preuves, et ceux qui apportent idées nouvelles et innovation créatrice. Le tout est de comprendre les critères de choix du « jury ».

Mais revenons au concours de la corporation des marchands de laine. Pour trouver l’artiste vainqueur, le règlement est assez strict : il s’agit de réaliser un projet pour l’un des panneaux, tous sur le même thème : le sacrifice d’Abraham, cet épisode où Dieu met à l’épreuve Abraham en lui imposant de sacrifier son fils unique, Isaac, avant de retenir son bras in extremis. Le règlement très contraignant impose aussi les détails de ce qu’il faut représenter : présence d’Abraham, d’Isaac, de l’ange, du bélier, de deux serviteurs, d’un buisson, d’un âne. Les dimensions du panneau sont aussi imposées. Il est imposé aussi d’utiliser la technique du relief. Là encore, on pense à tous ces appels d’offres où le cahier des charges a l’air tellement précis qu’on ne sait pas trop comment se différencier. Et puis il faut aussi deviner ce qu’attendent vraiment les commanditaires.

Voyons maintenant les concurrents de ce concours pour les portes du baptistère. Six concurrents sont en lice, mais deux sortent du lot, au moment où chacun présente son œuvre : Lorenzo Ghiberti, 23 ans et Filippo Brunelleschi, 24 ans. Filippo Brunelleschi a à son avantage d’avoir réalisé des statuettes de prophètes, d’évangélistes et de saint Augustin pour l’autel de l’église San Jacopo à Pistoia (on dirait aujourd’hui qu’il a des références solides, et est donc un concurrent redoutable). Alors que Lorenzo Ghiberti est un jeune sculpteur totalement inconnu dans Florence, sa ville natale, sortant tout juste de son apprentissage dans un atelier d’orfèvre.

Et pourtant, à la seconde où Brunelleschi jette les yeux sur l’œuvre de son concurrent Ghiberti, il sait qu’il a perdu et l’on dit qu’il abandonna le concours. Les juges déclarèrent alors Lorenzo Ghiberti vainqueur à l’unanimité. Il avait respecté à la lettre les consignes du règlement, mais son œuvre était jugée plus claire et plus lisible, jouant avec les effets de perspective. Les deux œuvres sont encore visibles au musée du Bargello à Florence si vous voulez vous faire votre avis.

Un autre détail différencie aussi les deux œuvres, c’est le moment capturé par la scène (qui ne faisait pas partie des critères, et laissait donc la liberté aux candidats ; il suffisait de bien lire le règlement) : Brunelleschi a choisi le moment où l’ange, envoyé de Dieu, a déjà arrêté de la main le geste d’Abraham poignardant son fils. Alors que Ghiberti a choisi le moment du couteau levé, ce moment où le père ne sait pas encore que l’ange va venir l’arrêter. On voit l’ange qui arrive dans un coin du panneau pour sauver Isaac, mais Abraham ne le sait pas encore, et cela donne à la scène tout son pathétique. En choisissant ainsi les quelques secondes qui précèdent l’intervention de l’ange, Lorenzo Ghiberti a maximisé toute l’intensité dramatique de la scène.

Mais un autre argument a semble-t-il aussi joué en faveur de Ghiberti, c’est ce qu’on appellerait aujourd’hui l’innovation.

Les marchands de laine prêtaient aussi attention dans leur jugement aux frais qui allaient être engagés pour la réalisation des panneaux. Le bronze, alliage de cuivre et d’étain, coûtait très cher. Or le panneau de Ghiberti était beaucoup moins lourd que celui de Brunelleschi, car il avait utilisé une technique moins consommatrice de matière. Alors que Brunelleschi avait fondu les personnages un à un, Ghiberti avait coulé son relief d’une pièce. On a dit que le jury, en comparant les frais respectifs engagés par les deux candidats, avait aussi décidé ainsi en faveur de Ghiberti. (Et oui, le critère coût ou prix joue quand même, y compris quand on parle d’innovation et de créativité dans nos appels d’offres d’aujourd’hui).

C’est ainsi que Lorenzo Ghiberti réalisa les vingt panneaux de la porte, aujourd’hui sur la porte nord ; un travail sur une vingtaine d’années. Elle sera posée en 1424. Les commanditaires en étaient si contents qu’ils commandèrent une autre porte, qu’il mit de nouveau vingt ans à réaliser, et qui fut placée à l’est, et est restée connue sous le nom de « porte du Paradis », nom donné à l’œuvre par Michel-Ange qui était fasciné par celle-ci. (Car la qualité et l’innovation, c’est aussi la porte du paradis de la fidélité du client ; comme les quarante ans de fidélité à Lorenzo Ghiberti).

Alors, pour gagner les appels d’offres et fidéliser les clients, rien de tel que la méthode Lorenzo : respecter les critères de choix, faire la différence en innovant là où existent les zones de liberté, soigner la présentation, et ne pas oublier le coût pour faire).

Prêts pour faire votre porte du paradis ?

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