Par Patrick Rey (chroniqueur exclusif) - Consultant-Délégué ITG (Institut du Temps Géré), premier groupe de conseil en portage salarial.
On le sait, le créateur est souvent seul, sauf exceptions célèbres comme Dubrule et Pélisson*, Goscinny et Uderzo*, les deux Steve à la Pomme*, en tous cas au départ ! Le risque à terme est de créer un océan de solitude autour de soi. Même le sauveur de l'entreprise qui l'avait jeté dehors dix ans avant — je parle de Steve Jobs — n'était pas seul. On le disait autocrate et faisant remonter des choix de détails jusqu'à lui (mais le diable est justement dans les détails !). Pourtant, après sa disparition, ses équipes restent fidèles à l'esprit Apple, jusque là bien mis en musique par ses proches, dirigeants de la firme. Mais restons-en à des créateurs plus modestes et plus nombreux, puisque c'est l'objet de cette chronique : les créateurs solos, qu'ils soient autonomes et portés, indépendants en libéral, freelances ou autres.
A plusieurs occasions récentes, nous partagions avec mes collègues conseillers en portage salarial comme avec de nombreux partenaires centrés sur l'accompagnement de personnes en re-positionnement professionnel, voire en création d'activité ou d'entreprise. Et nous notions à quel point les porteurs de projet semblent souffrir de solitude, même s'ils sortent, se montrent ici ou là, cherchent à se rendre plus visibles sur internet ou viennent poser plein de questions administratives et pratiques sur la création, le commercial, etc. Pour autant, on sent bien la question existentielle de base, quasiment jamais exprimée en mots, mais démontrée par l'attitude, le non-verbal ou le style d'expression soit trop hésitant soit trop formaté, censé communiquer une parfaite assurance : “j'existe, je le crois, je le voudrais bien, et je veux le faire savoir”.
Ce que j'ai constaté après quelques temps, une fois que le créateur a démarré son activité sous son propre numéro de registre de commerce ou avec celui de l'entreprise de portage salarial, c'est une tendance au repli sur soi, sur ses premiers clients, tout content d'avoir (re-)trouvé une activité qui redonne un sens, une utilité, une motivation à se dépasser. Et c'est ensuite, après la concentration sur la mission qui lui a apporté une satisfaction et une rémunération, que le créateur solo se retrouve souvent face à une nouvelle solitude, entre autres commerciale. Tout ceci est parfaitement humain et dans un cycle normal. Je l'ai vécu moi-même de nombreuses fois, comme associé…
Mais nous avons changé d'époque ! Et la rapidité des cycles économiques et des nouvelles pratiques des générations montantes (ou qui voudraient bien monter !) fait que le fonctionnement mono-tâche et consécutif ne peut pas être efficace. Pendant qu'on réalise une mission, un produit, un service pour un client, il faut en même temps rester en alerte, informé(e), et en mode relationnel avec son réseau, ses contacts, les projets à venir. La lenteur de l'alternance classique n'est pas de mise, ou alors avec un cycle nettement plus rapide que la semaine intégrale pour un seul client, un seul job, comme me le disaient récemment des jeunes créateurs en pépinière d'entreprises. En effet, techniquement, je ne crois pas à l'humain multi-tâches, comme on le dit de la moitié féminine de l'humanité. Multi-tâches dans une même journée, oui, dans une même soirée à la maison, également, mais pas en simultanéité intégrale. Nous n'avons qu'un seul processeur, même si nos deux cerveaux peuvent faire des merveilles quand ils sont bien synchronisés !
Au fond, le risque de se créer de la solitude est peut-être plus fort avec une alternance lente qu'avec la multi-synchronisation pratiquée par d'autres, notamment les personnes multi-connectées. Même si ces dernières cachent parfois une énorme solitude derrière cette agitation sans concentration. Pas étonnant que le soir, bien fatiguées, ou en fin de semaine, voire une fois par an pour les plus “masos”, au moment de débrancher, de se déconnecter, elles sombrent parfois dans une dépression très forte !
Comme en toute chose, l'équilibre est à rechercher, avec à la fois une variété des activités, des contacts et des formes de communication ou de présence, tout en restant concentré(e) sur ses priorités, une fois qu'on les a identifiées. Et c'est là qu'il vaut mieux ne pas être seul(e) pour éviter de “réfléchir en rond” ou d'aller dans une impasse. Pour reprendre l'exemple de Steve Jobs : son intuition de nouveaux usages lui a permis de penser différemment et de créer de nouveaux marchés ou de devancer haut la main ses concurrents ; mais cette intuition se forgeait sur une observation directe de signaux faibles, et non sur des études de marché, ainsi que sur l'écoute très attentive des retours de ses clients, à qui il lui arrivait de répondre directement par mail. Intuition par l'observation plutôt que solitude par excès de raisonnement(s)… en boucle.
(*) Paul Dubule et Gérard Pélission, fondateurs du Groupe Accor, René Goscinny et Albert Uderzo, créateurs de la bande dessinée Astérix (Le Gaulois), Steve Jobs et Steve Wozniak, créateurs d'Apple (Apple Computer)