Par Vincent Colot (chroniqueur exclusif) – Analyste financier
En Europe et aux Etats-Unis, la dernière salve des résultats des (grandes) entreprises (comptes du 1er trimestre) ont donné une image mitigée de leur état de santé. Certes, souvent, la situation bénéficiaire reste acceptable avec des taux de croissance satisfaisants : les entreprises parviennent encore à remonter les prix de certains de leurs produits qui rencontrent le plus l’adhésion des consommateurs (perception de valeur ajoutée) et des efforts de productivité permettent d’accroître l’efficience opérationnelle. Et, surtout aux Etats-Unis, des rachats d’actions propres sont mis en œuvre pour soutenir les bénéfices par action. Mais là où le bât blesse, c’est l’évolution des volumes de vente. On le voit bien : la demande générale reste faible sur fond de menace déflationniste qui, si elle se concrétisait, aboutirait à un scénario « à la japonaise » qui serait tout sauf réjouissant. Rappelons, en effet, qu’en période de déflation, il est logique pour les consommateurs de postposer leurs achats car ils s’attendent à acheter moins cher demain qu’aujourd’hui. C’est le début du vicieux processus de « spirale déflationniste ».
Une mauvaise période à passer, me direz-vous. Il arrive toujours bien un moment où il faut racheter la voiture qui tombe en panne. C’est sans doute vrai. Mais, d’une part, une spirale déflationniste est toujours très difficile à renverser. Et, d’autre part, dans un Occident, globalement vieux et riche, et dont la consommation a largement reposé sur la dette depuis au moins 20 ans, il n’y a plus guère d’expansion possible de la consommation. Dans le meilleur des cas, il s’agit d’une consommation de remplacement. Et, en effet, pourquoi acheter une voiture additionnelle si on en a déjà deux. Etranglée par le secteur public (taxes et impôts en tous genres, réduction des dépenses publiques) et par le secteur privé (restructurations des entreprises, licenciements, …), la classe moyenne, traditionnellement le moteur de la consommation, se fragilise de façon structurelle. Quelques heureux élus, profitant de connaissances spécifiques (jeunes entrepreneurs dans des secteurs innovants), se hissent dans la classe fortunée. Mais, bien plus nombreux sont ceux qui régressent d’un échelon et viennent alimenter cette classe de « nouveaux pauvres » vivant des minima sociaux (lorsqu’ils existent ou tant qu’ils existent). Et si, en France, on s’apitoie sur la situation économique et sociale difficile, sachez qu’ailleurs rien n’est rose. Le chômage se répand, y compris dans des pays peu suspects de paresse économique : aux Etats-Unis, aujourd’hui, dans un ménage sur cinq faisant partie de la population active, personne ne travaille.
Ces « nouveaux pauvres » sont-ils condamnés à une misérable vie ? Certes, les prix de certains biens fondamentaux comme l’énergie ou encore l’alimentation devraient rester durablement sous tension, échappant pour le coup, eux, à la déflation. Mais des économistes imaginent un monde où la raréfaction de la classe moyenne ne serait pas catastrophique. En schématisant, il y aurait, au centre du jeu, les robots de plus en plus perfectionnés, accomplissant les tâches aujourd’hui remplies par des travailleurs qualifiés ; au-dessus d’eux, les ingénieurs qui les programment et certains artistes, à savoir la classe aisée ; et, en-dessous d’eux, les fameux « nouveaux pauvres ». Ces derniers bénéficieraient de nombreux biens et services, notamment en matière de divertissement, dont les coûts de production et de distribution auraient effectivement baissé (notamment grâce aux robots). De quoi passer son temps assez agréablement pour pas trop cher …
Pas convaincus ? Il y a un autre développement, encore embryonnaire mais dynamique, qui plaide en ce sens. Il s’agit de l’économie du partage. Grâce à la technologie numérique, Internet et réseaux sociaux, les gens inventent une nouvelle consommation basée sur le partage. L’idée est la suivante : « Je possède un bien que je n’utilise pas selon toutes ses possibilités et donc je vais le partager avec quelqu’un qui en a besoin contre une faible rémunération ou en échange d’un autre bien dont il pourrait me faire bénéficier ». Exemple ? Vous possédez une maison et avez des chambres de libre : pourquoi ne pas louer cet espace à des touristes de passage ? Un site Internet, une solution logicielle qui met en relation les parties et qui donne des informations sur leur sérieux à partir des échanges antérieurs (histoire de combler l’éventuel déficit de confiance) … Le tour est joué … Et ceci peut se décliner pour toute une série d’autres biens ou de services … Le « crowdfunding » et le « peer-to-peer lending » permettent d’ores et déjà à chacun de financer directement des projets, ce qui ringardise un peu plus les banques.
OK, OK … Eh, mais, un petit instant ! Dans un monde où ce type d’échanges se généraliserait directement entre les individus, quelle utilité resterait encore aux entreprises et donc à la Bourse ? Vaste sujet ! Considérons déjà que les entreprises, en tant qu’organisations humaines apparues dans un contexte marchand et industriel bien défini, n’ont aucune prétention à perdurer si leur utilité n’est plus justifiée. Mais, en supposant même qu’une telle issue soit envisageable, il est peu probable qu’elle s’impose de façon soudaine. Ce qui est plus vraisemblable à moyen terme, par contre, c’est que souffriront, voire se marginaliseront, les entreprises qui n’auront pas suffisamment pris en compte le monde qui vient (c-à-d. celles qui n’auront pas réussi à intégrer dans leur structure la robotisation en cours pour réduire leurs coûts, et dans leur offre cette nouvelle économie du partage) : leurs clientèles et leurs marges fondront comme neige au soleil. Capitalisant sur toutes ces transformations, d’autres entreprises, occupées notamment à créer des logiciels ayant pour objet de « fluidifier » cette économie du partage, fleuriront et prendront leur place.
Des turbulences théorisées depuis déjà longtemps par l’économiste Joseph Schumpeter (1883-1950) sous l’appellation de « destruction créatrice ». Ah bon, vous aviez cru que j’inventais quelque chose ?