Par Patrick Rey (chroniqueur exclusif) - Consultant-formateur, Délégué Régional ITG, première société de portage salarial en France
Quand on parle de "portage salarial", de quoi s'agit-il ? Trop souvent, d'une appellation à géométrie variable que l'internaute ou le lecteur pressé assimile à une simple relation triangulaire. Ce qui le rapprocherait du commerce du même nom qui a fleuri au 18ème siècle ! De cette image, résultent les approximations, les abus et les fantasmes qui se développent depuis que le portage salarial est fortement mis en avant. Il semblerait que les choses se clarifient et s'assainissent, au terme d'une longue maturation de la profession.
Le commerce triangulaire a fait une partie de la richesse de Bordeaux (où je réside) mais surtout de Nantes, sa cousine atlantique. La traite des noirs, déjà très largement développée par les grandes compagnies portugaises ou anglaises notamment, s'est développée en France, à partir de 1672, en commençant par Bordeaux dont le port allait devenir le premier du royaume. Pourtant, le Parlement de Bordeaux s'était prononcé un siècle plus tôt contre l'esclavage (1571), et l'ami du grand Montaigne, Étienne de La Boétie, membre du Parlement de Bordeaux, avait, dès 1548, rédigé un des premiers textes anti-esclavagistes européens (« Le discours de la servitude volontaire »).
Rien à voir avec le portage salarial, né en 1985, pour trouver une solution à des cadres surtout seniors et au chômage, alors qu'ils voulaient réaliser des missions de conseil pour des entreprises, sans devoir s'immatriculer comme indépendants. L'initiative revient à des associations qui ont imaginé un système permettant à ces cadres de fournir leurs prestations, tout en bénéficiant du statut de salarié. Rapidement, l'activité s'est professionnalisée, avec la création de sociétés privées, qui se sont développées principalement à partir de Paris, avant de lancer des représentations régionales. Les plus importantes se sont regroupées en 1998 au sein du Syndicat des Entreprises de Portage Salarial (devenu Syndicat National… = SNEPS). Un second syndicat (la Fédération Nationale… = FeNPS) a été créé en 2004 pour réunir des sociétés qui voulaient — entre autres — étendre le portage salarial à d'autres prestations que celles définies au départ puis dans le cadre des accords signés au sein des entreprises du SNEPS.
On a vu depuis plusieurs années toutes sortes d'activités "portées", telles que des métiers du bâtiment, de l'artisanat, ainsi que des prestations qui ressemblent davantage à de l'intérim, voire même des services aux particuliers. Depuis un an et demi, le régime de l'auto-entrepreneur a été créé, pour simplifier le démarrage d'une entreprise individuelle. Et des effets pervers sont apparus : des artisans amateurs ont voulu s'engouffrer dans la brèche, représentant une concurrence déloyale avec les vrais artisans, des employeurs indélicats ont licencié des salariés pour leur demander de passer en AE, devenant leur prestataire mono-client, ayant perdu leurs droits au chômage et devant cotiser pour essayer d'avoir quelques prestations ou garanties sociales. Et c'est là qu'on retrouve quelques dérives qui peuvent faire penser à un commerce triangulaire de la précarité. Le régime d'AE reste une bonne initiative pour contribuer à l'envie d'entreprendre, ou compléter les revenus des personnes qui ont par exemple des services à proposer aux particuliers. Le régime est nettement moins adapté aux services aux entreprises, comme expliqué dans ma chronique de janvier dernier (“Payer moins pour gagner moins…”).
En tous cas, tout ceci n'a guère de rapport avec le vrai "portage salarial®" (marque déposée du SNEPS) ! En ce mois de juin, les syndicats de salariés achèvent de longues négociations avec la fédération du travail temporaire (Prisme) à qui a été confiée le soin d'encadrer l'organisation du portage, suite à sa légalisation intervenue en 2008 (voir rappel sur l'ANI et la Loi de modernisation du travail*). Au moment du bouclage de cet article, la signature d'un accord restait en suspens, puisque la CFTC et la CGT avaient refusé de signer et FO ne s'était pas encore prononcé. Seul le syndicat CFE-CGC venait de signer. Quoi qu'il en soit, tant la contre-proposition des syndicats que la dernière proposition du Prisme confirment, entre autres choses, que l'activité de portage salarial ne devra concerner que des cadres réalisant des prestations intellectuelles, en toute autonomie par rapport à l'entreprise cliente.
Ainsi donc, un grand ménage devrait commencer à se produire, avec obligation pour les EPS de se conformer aux nouveaux dispositifs dans un délai de 2 ans, à compter de la signature de l'accord. On peut supposer que ceci mettra un terme au "far-west" des sociétés de portage qui fleurissent depuis quelques années (certaines ont d'ailleurs très vite déposé leur bilan) et aux pratiques divergentes d'un certain nombre de sociétés installées depuis plusieurs années : portage d'auto-entrepreneurs, portage de personnes travaillant à temps partagé, portage d'agents immobiliers, portage d'ouvriers du bâtiment ou d'artisans divers ! Le véritable portage salarial — décidément bien mal nommé ! — est une modalité d'exercice des métiers liés à la Convention Collective CICF-Syntec (**), à savoir le conseil, la formation, l'expertise et les autres prestations intellectuelles non réglementées. Les EPS sont donc des sociétés de conseil, organisées en portage salarial. Leur finalité devrait donc être d'assurer, avec éthique, professionnalisme et solidité financière, les différentes prestations administratives, d'accompagnement et de formation des professionnels qui veulent être "portés" par elles. Entre les allégations des sites internet et les pratiques réelles, il y a le plus souvent un énorme hiatus.
(*) L'accord collectif signé en novembre 2008, entre les entreprises adhérentes au SNEPS et 3 syndicats représentatifs avait pour vocation de "régir les relations de travail, collectives et individuelles, qui lient les entreprises adhérentes du CICF-SNEPS (Syndicat National des Entreprises de Portage Salarial) à leur personnel" (principalement les consultants). L'Article 19 de l'Accord National Interprofessionnel (ANI) de janvier 2008, définissait celui-ci comme "une relation triangulaire entre une société de portage, une personne, le porté, et une entreprise cliente", et considérait cette forme d'activité comme "entachée d'illégalité", d'où l'idée de "sécuriser le portage salarial" . Enfin, la "Loi portant modernisation du marché du travail" de juin 2008 a légalisé et défini le portage salarial comme "un ensemble de relations contractuelles organisées entre une entreprise de portage, une personne portée et des entreprises clientes comportant pour la personne portée le régime du salariat et la rémunération de sa prestation chez le client par l'entreprise de portage".
(**) Convention Collective Nationale des Bureaux d’Etudes Techniques, des Cabinets d’Ingénieurs Conseil et des Sociétés de Conseils du 15/12/1987