Le progrès par le désordre et l’approximation

Gilles MartinPar Gilles Martin (chroniqueur exclusif) – Président du cabinet de conseil en stratégie et management PMP

A l’heure où  il est de plus en plus facile de traiter et d’exploiter de grandes masses de données (ce qu’on appelle les « Big Data »), il semble que des transformations profondes sont en marche dans la façon dont nous allons manager,  et conduire nos entreprises. Cela concerne autant les entrepreneurs que les consultants.

Prenons ainsi la notion d’exactitude : quand on analyse un problème à partir de données en nombre limité, on fait en sorte d’avoir les données les plus exactes : les bonnes mesures  de température, de distances .Et pour améliorer les analyses, on perfectionne les capteurs qui font ces mesures.

Tout change avec les Big Data : si pour mesurer par exemple les températures dans des vignes, on dispose de quelques capteurs bien positionnés, dont on relève les mesures à dates fixes, on va faire attention à la qualité des capteurs. Par contre, si on a pu mettre des capteurs sur tous les pieds de vignes, et  pris les mesures toutes les secondes, on va disposer de tellement de points et de données que l’exactitude sera moins un problème : on admettra un peu plus d’erreurs, l’essentiel étant dans la masse des données.

C’est pourquoi  certains pensent que le monde de la mesure, de la précision de la mesure, qui a permis les progrès au XIXème siècle, va être remplacé par le monde des volumes et de l’approximation, des données en désordre,  un monde de la « datafication » : c’est la thèse de deux auteurs, Viktor Mayer-Schönberger et Kenneth Cukier, dans leur ouvrage « Big Data : a revolution that will transform how we live, work and think » (il vient tout juste ‘être traduit en français).

Le monde du Big Data, c’est le monde qui va changer nos mentalités sur les mérites de l’exactitude. Et cela va révolutionner de nombreuses pratiques, et même faire émerger de nouveaux entrepreneurs.

Vikto Mayer-Schönberger et Kenneth Cukier citent ainsi les méthodes officielles pour mesurer l’indice des prix, et ainsi le taux d’inflation. Ce chiffre est particulièrement important, puisqu’il sert par exemple à déterminer des hausses de salaires, certains taux d’intérêts obligataires.

Pour déterminer l’indice des prix, la méthode classique consiste à envoyer des personnes en grand nombre relever les prix de produits identifiés dans les magasins, pour tout noter, depuis le prix des tomates jusqu’au tarif des taxis, dans tout le pays. Les données sont relevées, à partir d’échantillons de relevés, avec le plus d’exactitude possible, et leur traitement peut prendre quelques semaines. Les auteurs citent deux chercheurs du MIT, Alberto Cavallo et Roberto Rigobon, qui ont imaginé une autre méthode : ils ont exploré le web avec un logiciel permettant de récupérer un demi-million de prix de produits vendus tous les jours aux Etats-Unis. Les données ne sont pas toujours comparables, mais, en utilisant cette masse de données, et en utilisant de bonnes méthodes d’analyse, les deux chercheurs ont pu montrer un mouvement déflationniste en septembre 2008, juste après la chute de Lehman Brothers, alors que les statistiques officielles n’avaient rien observé avant novembre.

Ce projet du MIT a ainsi donné naissance à un nouvel indice, « PriceStats », qui est commercialisé, et sert pour les décisions économiques. Il est considéré comme meilleur que l’officiel , car il inclue plus de prix et de données, et est disponible en temps réel.

Ce qui se passe avec l’indice des prix va se constater dans de plus en plus de domaines : l’exactitude des échantillons et des mesures n’aura plus assez de valeur par rapport à son coût, et le Big Data va faire émerger de nouvelles méthodes et de nouveaux business models, avec plus de désordre.

Et cela a déjà commencé : pour classer les photos sur les réseaux sociaux, il y a les « tags » : on « tag » les photos et les sujets ; permettant ainsi de retrouver et de sélectionner les photos à partir de ceux-ci. Bien sûr, il y a des erreurs, des « tags » mal interprétés, mais ça marche.

Autre exemple où c’est l’inexactitude qui est reine : les « Like » sur facebook. Quand le nombre est faible, chaque « click » est compté (on a ainsi « 63 Like ») ; mais dès que le nombre grossit, l’information restituée est moins précise (on lira « 4K »). Cela ne veut pas dire que le système ne pourrait pas restituer le nombre exact, mais seulement que le chiffre approximatif (« 4K »), l’ordre de grandeur, a plus de valeur que le chiffre exact. Celui-ci changerait aussi trop souvent, et on ne pourrait pas le lire aussi aisément. Même chose avec les posts et leur date : quelques minutes après on sait que le post a été fait « il y a 11 minutes », mais ensuite on aura « 2 heures environ ». Non pas que Facebook ne connaît pas le temps exact, mais, là encore, l’information approximative a plus de valeur d’usage.

Cette tendance a plus d’impact qu’on ne le croit, y compris dans le monde concurrentiel des entreprises.

Ainsi, pour les prêts bancaires : les banques utilisent des données qu’elles demandent directement à leur clients ; elles les recueillent avec le plus d’exactitude possible ; et prennent un peu de temps pour répondre et dire si elles veulent bien prêter de l’argent, et à quelles conditions.

Des entreprises sont maintenant apparues qui cassent complètement ce modèle grâce aux Big Data . C’est le cas de ZestFinance , entreprise fondée par un ancien de Google. Au lieu d’utiliser les méthodes des banques, avec peu d’indicateurs « forts » (les défauts de paiement du client par exemple), son logiciel permet de collecter une très grande quantités de données « faibles » (et selon les clients, ce ne sont pas toujours les mêmes données qui sont renseignées), et donne très vite, pour des emprunts de petits montants, sa réponse.  Paradoxalement, le taux de défaillance de paiement est parmi les plus faibles du marché.

Alors, un peu plus de désordre et d’inexactitude, est-ce le secret de la réussite et du progrès ?

Certains voudront sûrement mesurer tout cela plus exactement pour y croire…

Les autres sont ceux qui ont déjà compris et sont entrés dans le nouveau monde.

Ils vont devenir de plus en plus nombreux, forcément…

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