Par Gilles Martin (chroniqueur exclusif) – Président du cabinet de conseil en stratégie et management PMP
Certains l’appellent notre « capital social » : c’est ce qui représente « la somme des informations dont dispose un individu, à travers notamment ses relations personnelles, et qui lui permettent de tirer son épingle du jeu dans la concurrence non monétaire que se livrent les individus pour accéder aux ressources socialisées ou régulées telles que éducation, santé, logement social, crèches, maisons de retraites, colonies de vacances, licences commerciales,.. » (Définition que je trouve dans un article de Gilles Saint-Paul dans la Revue Commentaire – N°139).
En clair, c’est la débrouille, le piston, mon réseau de connaissances qui me permet d’accéder à des privilèges auxquels les autres n’auront pas accès.
Pour ce professeur, ce qui nous conduit à développer notre capital social, c’est le manque de confiance que nous avons, nous, citoyens, dans le rôle excessif de l’administration et de la planification dans l’allocation des ressources, au détriment du marché et de la concurrence.
C’est vrai, en France particulièrement, que nos politiques partagent un sentiment que le marché ne permet pas de grandes politiques stratégiques industrielles et de croissance (ça, c’est plutôt la Droite version gaulliste), ou que le marché est intrinsèquement injuste, les transactions se faisant au détriment des plus faibles (ça, c’est plutôt la gauche). Résultat : il faut réguler, réguler, réguler.
C’est comme cela que l’on règlemente pour tout le monde, sans se préoccuper des préférences individuelles, le temps de travail, les conditions de départ à la retraite, les contenus éducatifs à l’école : on se sent en charge de protéger les individus contre eux-mêmes, dans une culture antimarché qui est enseignée très tôt dans les manuels scolaires. La planification et la régulation consistent alors à règlementer les prix dans les transactions privées, ou à rationner par l’Etat certains biens et services. C’est comme cela que sont décidés et attribués, en fonction de critères choisis, les logements sociaux, les places de crèches, le lieu où l’élève doit aller étudier, etc…Le hic, c’est que tout cela semble finalement un peu opaque, le citoyen a le sentiment qu’il y a des passe-droits. Comme par ailleurs, on sait qu’il y a de bons et de mauvais lycées, de bons et de mauvais hôpitaux, cela va déclencher une envie de bénéficier de ces passe-droits, car un mécanisme de marché est interdit : il n’est pas possible de surenchérir sur le prix d’un logement social, ou de payer plus cher pour mettre mes enfants dans une bonne école publique.
Bien sûr, les critères utilisés se veulent rationnels ; ce sont qui ont le « plus besoin » du service qui sont prioritaires : ainsi pour les places en lycée, celui qui en le plus besoin est celui qui habite le plus près. Mais, comme tous les établissements ne sont pas de même qualité, on privilégie les habitants des quartiers où se trouvent les bons établissements, et on incite donc les parents soucieux de bien éduquer leurs enfants à s’établir dans ces quartiers, et par conséquence on fait monter le prix des loyers et logements dans ces quartiers, etc…Finalement on en revient au marché, de manière indirecte par le coût du logement : la bonne éducation coûte plus cher que la mauvaise. Le seul problème, contrairement à un mécanisme de marché, c’est que la différence de qualité et de prix, le produit de la « vente », ne bénéficie ni aux établissements ou à leurs professeurs, ni au contribuable, mais aux propriétaires fonciers de la zone. Par ailleurs, le mécanisme n’est pas transparent : l’information sur la « qualité » d’un établissement se transmet par bouche à oreille (ou via les classements dans les magazines), et l’établissement n’a pas d’intérêt financier à révéler (ni même à améliorer) la qualité de son enseignement. Les personnes qui vont s’installer dans la zone sont les minorités les mieux informées ; et c’est là que leur « capital social » va pouvoir être utilisé à plein. C’est ce capital social qui va permettre à certains de connaître « les bonnes classes » ou les « bonnes écoles », et on va se refiler le tuyau dans nos réseaux.
Ce système est également en action dans la sphère privée quand elle subit la même régulation : prenez le sujet de la discrimination à l’embauche dans l’entreprise, que nos législateurs veulent à tout prix empêcher à coup de lois toujours plus contraignantes ou inquisitrices. Même chose pour protéger les locataires vis-à-vis des bailleurs. Cette bonne intention de protéger l’emploi, ou l’accès au logement, va déboucher sur la tendance, par les bailleurs et les entreprises, à pratiquer la discrimination « statistique » : ce sont les caractéristiques directement observables de l’individu, la race, le sexe, le revenu, le lieu de résidence, et pour les jobs, les recommandations de diverses natures. Et paradoxalement, plus la puissance publique essaye de pénaliser la discrimination statistique (au lieu de dérèglementer), plus les transactions vont passer par les réseaux informels, plutôt que par le marché.
On pourrait penser que tout cela a toujours existé, que c’est normal, …Oui, mais malheureusement cela a aussi des conséquences plus néfastes. Car plus le capital social acquiert de l’importance pour réussir, plus chacun va s’ingénier à s’en construire un de plus en plus fort, et tout faire pour garder jalousement le sien. Cela est entretenu par une montée en puissance de la défiance vis-à-vis des pouvoirs publics, de l’Etat. Cela va freiner la mobilité géographique et professionnelle : ayant mon réseau dans ma région, dans mon entreprise, et conscient que c’est ceux-ci qui constituent la meilleure protection pour moi pour réussir, je ne suis pa prêt à tout recommencer en déménageant ailleurs, ou à changer d’entreprise.
C’est aussi ce système qui nous encourage à surinvestir les réseaux sociaux de toute nature, et le web nous apporte des outils pour investir encore plus : il encourage à accumuler les relations, à se faire des « amis », non pas pour des affinités sincères, mais pour en tirer des bénéfices et des avantages. C’est d’ailleurs pourquoi les « cibles » de ces manifestations d’ »amitié » un peu trop intéressées se méfient parfois des motivations de ces nouveaux « amis ». LinkedIn et autres Viadeo sont les terrains de chasse privilégiés de ce genre de pratiques.
Le système s’auto-entretient : plus chacun a investi dans son capital social, plus il est coûteux de le perdre. Et ainsi les « rentes » associés à la possession de ce capital social restent dans les mêmes mains : on se refile les tuyaux, les jobs, les places en crèche, les invitations aux évènements, entre « copains », bloquant ainsi l’accès au système à tout outsider.
Est-ce que l’on peut s’en sortir ?
Pas facile. Pour Gilles Saint-Paul, il faudrait que les politiques publiques fassent recours à des mécanismes concurrentiels plus fréquemment, et cessent de pratiquer, en les remplaçant par des transferts fiscaux, les méthodes de redistribution en nature génératrices de rationnement (carte scolaire, loyers sociaux règlementés) et d’opacité. Malheureusement, on en est loin, et l’on risque de voir encore longtemps pratiquées les méthodes discrétionnaires (un exemple frappant évoqué par Gilles Saint-Paul est celui des municipalités qui, au nom de la « mixité sociale » offrent des logements sociaux dans les beaux quartiers de la ville ; la valeur de la rente ainsi transférée aux bénéficiaires de ces logements provoque une interversion du rang relatif des différents ménages dans la distribution des revenus ; et comme il n’y en a pas pour tout le monde, on s’interroge forcément sur les critères qui ont permis ces attributions).
Voilà qui nous indique que les réseaux sociaux, tant traditionnels (les clubs, les associations, les réseaux d’entraide, y compris entre voisins) que virtuels (Facebook, LinkedIn, et les autres) ne sont pas près de disparaître, et vont, au contraire constituer de plus en plus la manière révolutionnaire de contrer et de contourner les envies de planification et d’allocations des ressources par le haut de nos politiques, dont nous allons nous méfier de plus en plus.