Par Vincent Colot (chroniqueur exclusif) – Analyste financier
Depuis longtemps, analystes et autres experts financiers se demandent comment déterminer avec certitude le niveau de valorisation des Bourses.
Je vous rassure de suite : cette question n’est pas près d’avoir une réponse définitive.
Les chiffres, nécessairement à contextualiser, sont toujours sujets à interprétation. Personne ne peut sortir de son chapeau la métrique ultime qui mettrait tout le monde d’accord. Et tant mieux, pour nous, investisseurs. Car si une vérité se dégageait, le marché serait, par définition, toujours correctement valorisé et n’offrirait dès lors que peu d’opportunités de faire de bonnes affaires.
Notons que pour les partisans de l’efficience des marchés, les Bourses reflètent déjà à tout moment globalement les informations disponibles. Eugène Fama, le père de cette théorie a déclaré dernièrement : «Je ne peux pas imaginer à quoi ressemblerait une bulle ». Je ne crois pas que ce soit la réalité : les Bourses exagèrent à certains moments (à la hausse comme à la baisse) avec, par exemple, les bulles technologique et financière (suivies de leur éclatement) ces quinze dernières années. Ce qui ne signifie pas, pour autant, qu’il soit facile d’identifier ces moments, lorsqu’ils surviennent, et d’en profiter.
Comment faire ?
Et si nous tentions de cerner l’humeur des marchés ? Il serait logique que l’euphorie accompagne la formation de bulles tandis qu’un pessimisme noir se concrétise par des cours exagérément pénalisés. Partant de là, les investisseurs se laisseraient aller à voir tout en rose lorsque la situation économique est (très) favorable ; et tout en noir dans le cas inverse.
Hum … S’il est exact que la bulle de la fin du XXe siècle était caractérisée par une foi quasi-mystique des investisseurs dans tout ce qui touchait de près ou de loin à Internet, la bulle financière de 2007 était déjà plus cachée : les dérives des crédits subprimes aux Etats-Unis ne se révélaient qu’après une étude approfondie du sujet. Et, en effet, déterminer si la situation économique est davantage rose ou noire n’est pas toujours si simple. Prenons l’exemple de la situation actuelle aux Etats-Unis. Certes, le taux de chomage est redescendu sous la barre des 6% et une croissance économique de 3% au second semestre 2014 n’est pas exclue. Mais la participation au marché du travail reste très faible (à 62%) avec 14 millions de personnes qui sont sorties de la population active depuis la fin 2007. Bonne nouvelle, l’inflation reste limitée (autour de 2%), ce qui freinera probablement toute tentation de la Federal Reserve (la Fed) de remonter les taux, à un niveau toujours assez bas. Mais le rebond économique est permis par un accroissement de la dette et un déficit budgétaire toujours important (aux alentours de 5%). Quant à la politique d’assouplissement monétaire de la Fed qui a inondé le système d’argent frais, son impact réel sur l’économie (et donc l’effet à attendre de sa réduction progressive) reste l’objet de nombreux débats contradictoires. Les risques géopolitiques (Ukraine, Etat Islamique, …) et sanitaires (Ebola) existent également mais leur impact sur l’économie américaine semble, pour l’heure, limité.
Bref, tirer une conclusion de l’humeur des marchés à partir d’un diagnostic économique ne relève pas de l’évidence. Au mieux, on pourrait soutenir l’hypothèse que le marché n’est ni optimiste ni pessimiste et que donc, il ne doit pas inquiéter l’investisseur outre-mesure. Mais est-ce vraiment le cas ? Et si la situation économique, hormis certains cas flagrants, n’apportait guère d’indications ?
Mais alors à quoi se raccrocher pour déterminer l’humeur des marchés ?
Reprenons le cas de la Bourse américaine. Visuellement, le S&P 500, indice emblématique, flirte avec son record historique aux alentours de 2000 points. Mais ce n’est pas une preuve, en soi, d’une quelconque surévaluation. Déjà un peu plus intéressant est le fait que, globalement, les actions non-américaines ont sous-performé les actions américaines de quelque 40% depuis 5 ans. C’est déjà un indice plus probant mais encore insuffisant.
Pour plus de précision sur l’humeur de la Bourse, il faut s’intéresser aux acteurs de ce marché. Commençons par les investisseurs. Une petite recherche nous apprend que la proportion de l’épargne financière des ménages américains consacrée aux actions atteint au deuxième trimestre de cette année 35%. C’est le plus haut pourcentage depuis 2000. Les pics précédents datent de 2007 et de 2000 … Certes, en 2000, ce taux s’élevait à 42,5% mais nous étions alors dans une frénésie spéculative plus évidente. A tout le moins, l’actuel marché haussier n’est pas méprisé par les petits investisseurs qui, c’est bien connu, courent après la performance récente. Ensuite, voyons ce qu’il en est des entreprises. D’une part, celles-ci utilisent largement leurs liquidités (y compris en s’endettant) pour racheter leurs propres actions. Lorsque ce phénomène est massif comme c’est le cas aujourd’hui, il intervient rarement à un moment où la Bourse est peu chère. Victimes d’un aveuglement collectif, les chefs d’entreprises rachètent leurs titres, à contretemps, en tablant sur la poursuite de la hausse. Et d’autre part, il y a une hausse marquée des opérations de fusions & acquisitions (au premier semestre 2014, celles-ci sont en hausse de près de 75% en valeur), ce qui est souvent le signe d’un marché de fin de cycle. Finissons notre tour d’horizon par les analystes. Par l’évolution de leurs prévisions bénéficiaires, ceux-ci donnent souvent la tonalité déterminante à court terme à la Bourse. Que constatons-nous ? La plupart des analystes écartent le risque de récession et prévoient la poursuite de la croissance bénéficiaire (malgré des taux de rentabilité déjà historiquement élevés). Certains n’hésitent pas à fixer pour objectif un S&P 500 à 3000 points en 2020 (soit 50% plus haut qu’aujourd’hui). Il y a donc ici aussi un certain optimisme des analystes. Le problème, je l’ai déjà mentionné dans d’autres chroniques, est que la fiabilité des analystes est proche de zéro …
Les comportements des investisseurs, des entreprises et des analystes pointent dans un sens identique : celui de l’optimisme un peu forcé. Ne parlons pas à ce stade de franche euphorie. Mais il serait plus raisonnable de rester prudent sur la Bourse américaine.