Par Gilles Martin (chroniqueur exclusif) – Président du cabinet de conseil en stratégie et management PMP
Un mythe sur l’entreprise continue de perdurer : pour
bien fonctionner l’entreprise a besoin d’ordre, de contrôle et d’organisation.
Cela paraît sûrement à beaucoup une évidence. C’est même une
profession « consultant en organisation ».
Imaginez par exemple qu’il faille définir le fonctionnement
d’un système qui permettra à environ dix millions de personnes de manger trois
repas par jour, et de disposer de réserves lui permettant de subvenir à ses
besoins pour deux semaines. Quel serait ce système d’organisation ?
Réfléchissez un peu, imaginer les structures, les flux, les
circuits, les règles, l’organisation…Soyez le consultant en organisation pour
mettre en œuvre ce système complexe.
Pourtant, ce système n’a pas besoin d’être inventé ; il
existe déjà : c’est celui d’une ville comme Paris, où la plupart des
habitants se nourrissent régulièrement chaque jour.
Et qui a organisé ce système ?
Eh oui, personne…Ce système fonctionne de lui-même ;
comme auto-organisé. Le grand organisateur du système n’existe pas. Il s’est
mis en place par les initiatives multiples de chacun des membres.
Et si l’on y regarde bien, en fait, la plupart de nos
entreprises sont aussi organisées : Il y a bien sûr souvent des
procédures, des écrits, des processus, des organigrammes. Mais, on le sait
bien, il y a aussi tout ce qui se passe dans l’entreprise, les initiatives, les
petits arrangements, les employés qui se débrouillent, surtout les employés de
terrain, ceux qui sont au contact chaque jour des clients, des fournisseurs,
pendant que leurs chefs, leurs « managers » croient qu’ils contrôlent
tout.
Alors, bien sûr, dans certaines entreprises, les chefs qui
aiment l’Ordre ne supportent pas ces auto-organisés, et tentent de remettre
tout ça au carré, en menant audits, et réorganisations successifs. Mais le
système d’auto organisation sera toujours le plus fort, et ne disparaîtra
jamais, car c’est lui qui permet que ça marche.
C’est en se convaincant de cette loi que l’on peut le mieux
comprendre l’entreprise et comment elle peut devenir et rester performante. Harrison Owen est mon auteur préféré
sur le sujet. Il a dû publier une dizaine d’ouvrages, dont « Wave Rider, Leadership for high performance in a
Self-Organizing World ».
Pour lui, il ne s’agit plus d’admettre que l’auto
organisation vaincra l’organisation par le haut, mais bien de la favoriser, de
faire de l’ « auto organisation » le principe même de l’organisation
et du fonctionnement de l’entreprise performante.
Car ce que l’on appelle les « managers » dans
l’organisation sont parfois (souvent, dirait Harrison Owen) la cause des
dysfonctionnements : en tentant de contrôler un système et des habitudes
qui marchent tout seul (comme le système de nourriture de Paris), ils le
dérèglent. Le manager est alors celui qui met « des bâtons dans les
roues » de l’auto organisation.
Prenons le système de communication de l’entreprise :
celui qui marche le mieux, on le connaît bien. Ça se passe devant la machine à
café, en bas de l’immeuble, dehors, entre les fumeurs. Système merveilleux qui
fait circuler l’information avec une efficacité redoutable. Comme les managers
aimeraient contrôler tout ça, ils tentent de le supprimer, et redoublent
d’efforts pour imposer leur propre système de communication. Mais on sait bien
qu’ils n’y arriveront jamais. Car plus ils poussent leur système imposé, plus
l’autre, l’informel, se rebelle, et fait circuler des informations inverses.
Dans certaines entreprises, c’est devenu une véritable maladie qui mine
l’entreprise, son efficacité, sa performance. On croit avoir un problème avec
le système de communication, alors que le meilleur système de communication
existe dans l’entreprise, c’est celui auto organisé, mais le problème, c’est
son contenu….Si nous étions capables d’utiliser correctement le système de
communication informel, nous pourrions faire passer dans l’entreprise des
informations très utiles à la vitesse de la lumière.
C’est pourquoi Harrison Owen a popularisé une
« méthode » pour encourager et faire perdurer l’auto organisation, qu’il a appelée
« Open Space ». Elle peut prendre des formes très diverses, mais le
principe de base, la philosophie, sont toujours les mêmes.
Pour résoudre les problèmes et dysfonctionnement de
l’entreprise, invitez qui veut venir ; tous ceux qui veulent participer,
vraiment s’engager, sont invités. Mettez-les ensemble (ou, mieux, ils se
rassembleront d’eux-mêmes, en cercle, comme les indiens – oui, Harrison Owen a
affiné ses méthodes au fil du temps en observant comment les indiens réglaient
leurs différents, avec un calumet de la paix). Ce qui fera que cette
philosophie se mettra en œuvre, et apportera les résultats et l’excellence, ce
sont des mots comme Passion, Responsabilité, Authentique Leadership. Et tout le
programme est de les faire se développer dans l’entreprise, partout, tout le
temps. Et oui, forcément, c’est plus subtil que de rédiger des procédures et de
mettre en place des contrôles par le haut. Car, une fois l’ »open space »
en action, il y aura peut-être dans l’entreprise des procédures et des
contrôles qui se mettront en place, mais ils sortiront directement de ces
initiatives et de la responsabilité des acteurs qui auront librement apporté
les idées et solutions.
Car ces « leaders authentiques » ne sont pas les
chefs et managers que l’on aurait « nommés » ( le on étant le chef
des chefs), mais les personnes qui vont émerger spontanément car elles veulent
vraiment soigner un problème, améliorer les choses.
Cette philosophie, comme les livres de Harrison Owen,
rendent joyeux.
Mais elle ne peut se mettre en place qu’avec l’énergie de
tous, et notamment en haut de l’entreprise. J’ai souvent des discussions avec
des dirigeants d’entreprises qui sont volontaires pour faire participer leurs managers,
leurs employés, et parfois en grand nombre, aux réflexions sur un projet
d’amélioration de performance ou de réorganisation. Mais vient toujours un
moment où ils aimeraient bien redevenir le grand chef, décider de choses qui
justement ne seront pas issues des échanges des collaborateurs ; comme ça
cela prouve qu’ils sont le chef, qu’ils savent mieux que tous ce qu’il faut
faire,…et vlan, la croyance que l’auto organisation pourra être vaincue
réapparaît…Et de là va naître ce sentiment de solitude du dirigeant, qui se
lamente d’avoir imaginé le meilleur système, celui qui serait capable de
nourrir les dix millions de parisiens, et qui voit son entreprise se vider de
passion, de responsabilité, de leadership…Comme le grand organisateur du
« système pour nourrir tous les parisiens » nous ferait peut-être
tous mourir de faim.
Alors, forts de cette philosophie, et si nous décidions de
faire confiance à l’auto organisation ?