Maladie honteuse ?

Gilles MartinPar Gilles Martin (chroniqueur exclusif) – Président du cabinet de conseil en stratégie et management PMP

Pour ceux qui les fréquentent, parce qu’ils sont nos
partenaires, nos clients, nos fournisseurs parfois, le constat est
évident : les grands Groupes, et les patrons de ces grands groupes, sont un
monde à part, et encore plus à part ceux que l’on appelle les « grands
patrons français ». On pense tout de suite à une forme de consanguinité entre
énarques ou grands corps de l’Etat, à des « amitiés » qui mélangent
la politique et les affaires, à des personnages secrets qui servent
d’intermédiaires et rendent des services. Bon, on entend tout ça, c’est un peu
comme un roman policier. Et pour ceux qui ne font pas partie de ce monde, cela
semble complètement opaque.

Des journalistes se font de temps à autre les chroniqueurs
candides de ces intrigues, à destination du grand public.

C’est ce que viennent de commettre Pascale Tournier et
Thierry Gadault, se présentant comme journalistes indépendants, à propos d’un
personnage dont on  apprendra le nom de
ses deux filles, d’un fils qu’il tardera à reconnaître, et son mariage en mars
2013 avec une jeune femme de plus de vingt ans sa cadette. Cela ne nous dira
rien de très argumenté sur la stratégie des entreprises qu’il a dirigées,
pourtant de grands noms, mais tout est concentré sur un récit plutôt « people »
de ce parcours. Et un jugement d’une grande cruauté sur le personnage en
question. Sa psychologie, son comportement, et ses réalisations.

Cela s’appelle «  Une réussite bien française »,
et ce personnage, c’est Henri Proglio, Président actuel d’EDF.

Le livre a été écrit sans l’avoir rencontré (les auteurs ont
essayé mais n’y sont pas parvenus), mais en interrogeant des
« témoins », et en consultant la presse. C’est  donc fabriqué à partir de « on m’a
dit ». Mais néanmoins plutôt instructif sur les mœurs de ces milieux
d’affaires bien « français ».

On suit ainsi le parcours de ce personnage à la CGE (Compagnie
Générale des Eaux), qui ne s’appelle pas encore Vivendi ; c’est l’époque
où cette entreprise, fleuron des services de distribution d’eau en France, qui
fait transiter commissions et financements vers les partis politiques, est
dirigée par un monarque tout puissant, Guy Dejouany. Henri Proglio, sorti tout
frais d’HEC, y devient collaborateur en 1972, et y passera toute une carrière,
CGE devenant Vivendi, puis à la Branche Eau Veolia, dont il prendra la
Présidence.

Les auteurs rappellent quelques traits des méthodes de
management du « monarque » Guy Dejouany, figure des élites à la
française, X-Ponts et chaussées, entré à la CGE en 1950, Président en 1976,
qu’il ne quittera qu’en 1996 ( remplacé par une nouvelle figure, Jean-Marie
Messier) : «  Pas de grand-messe annuelle, pas de comité de
direction, pas de répertoire téléphonique de la société, pas de réunion
d’état-major, ni même de salle de réunion : Guy Dejouany n’aime pas les
rassemblements. Il préfère les tête-à-tête et traite directement avec les
personnes concernées. Une réunion à plus de trois, c’est un
festin ! ». Et il fera des adeptes puisque «  Henri Proglio
saura s’en souvenir. Il applique aujourd’hui encore ce précepte ». Voilà
un premier trait qui nous met l’eau à la bouche.

Mais ce « culte du secret » appris avec Guy
Dejouany va disparaître avec le nouveau PDG version 1996 ; Jean-Marie
Messier. C’est le moment de la communication, des confessions dans Paris Match.
Jusqu’à ce mois de juillet 2002, où c’est la chute ; départ de Messier,
reprise en main par Jean-René Fourtou. Puis vente de Veolia Environnement, et
le PDG confirmé : Henri Proglio, celui que Jacques Chirac ; lors de
sa décoration comme Officier de l’ordre du Mérite, en décembre 2002, qualifie
de «  grand patron d’une discrétion légendaire », se retrouve à la
tête du principal acteur des services aux collectivités locales, qui changera
de nom en avril 2003 : Veolia Environnement est né. Le comité Exécutif est
renouvelé. Stéphane Richard, ancien conseiller de DSK, ami du ministre de
l’Intérieur, un certain Nicolas Sarkozy, prend la tête de la Branche Transports.  2003 et 2004, des années pas top en matière
financière pour Veolia Environnement. C’est le moment d’une complicité entre
Henri Proglio et François Roussely, patron d’EDF, qui imaginent un mariage
entre EDF et Veolia Environnement.  A
condition que François Roussely, dont le mandat se termine en novembre 2004,
soit renouvelé.

Alors les auteurs nous décrivent l’opération séduction des
deux compères vers Jacques Chirac, Président de la République, et le ministre
de l’Economie et des Finances,…Nicolas Sarkozy. Mais un autre acteur en prend
ombrage, Jean-Pierre Raffarin, qui demande à Jacques Chirac le départ de
Roussely et pousse son candidat, Pierre Gadonneix, Président de Gaz de France.
Et il gagne l’affaire. Terminé la stratégie d’alliance entre EDF et Veolia
Environnement. Derrière ces manœuvres, des conseillers en communication, des
visiteurs du soir, qui tirent les ficelles en conseillant tel ou tel. Par
exemple Anne Méaux, conseil en communication, ancienne conseillère d’Henri
Proglio, fâchée maintenant (tout en conservant un job à la Direction de
Veolia), qui se venge, et est bien placée puisqu’une de ses collaboratrices est
la femme de Michel Boyon, directeur de cabinet de Jean-Pierre Raffarin. On suit
ces intrigues, mêlant politique et business comme un thriller. On sent que les
auteurs s’en délectent.

Autre rebondissement, l’histoire du contrat de distribution
de et l’eau à Paris, que Delanoë veut reprendre et faire gérer directement par
la municipalité ; là encore intrigues, rencontres ; on compte sur
Anne Hidalgo, qui a dans le passé été une collaboratrice de la Compagnie
Générale des Eaux, pendant deux ans. Henri Proglio à la manœuvre, les dîners
arrosés au château-margaux.

Bon, mais finalement, Paris reprendra bien en gestion
municipale la distribution de l’eau à Paris.

2007, arrivée de Nicolas Sarkozy au pouvoir. Henri Proglio
est parmi les proches ; proche aussi de Rachida Dati, avec qui il apparaît
sur une photo dans Paris Match prise au Fouquet’s, cette fameuse soirée
bling-bling.

Fin 2009, Henri Proglio est nommé par le Président de la
République PDG d’EDF. Il a carte blanche de celui-ci pour relancer la fusion d’EDF
et Veolia Environnement ; il garde les deux postes de dirigeant dans les
deux entreprises, et les rémunérations qui vont avec. Cela va tanguer un peu
sur le sujet, mais Henri Proglio y croit, et rêve de ce géant français de
l’électricité et de l’environnement. Il place un « homme à lui » à la
tête de Veolia, quelqu’un dont il pense qu’il ne lui fera pas d’ombre. Et
patatras, ça s’envenime, Antoine Frérot ne se laisse pas faire.  Et le beau projet du géant EDF / VEOLIA
n’aura pas lieu. Pas plus que l’OPA imaginée sur Suez Environnement, encore un
de coups dont le bruit a circulé.

Au bout de ce livre, qu’en retient-t-on sur ce patron que
Nicolas Sarkozy, pour s’expliquer sur l’augmentation de sa rémunération chez
EDF par rapport à son prédécesseur, a qualifié publiquement de « grand
industriel » ? Selon les auteurs, il est bien parti pour terminer son
mandat qui court jusqu’en novembre 2014. Il a sauvé son sort face au nouveau
pouvoir socialiste.

Mais si on veut faire le bilan de ce que l’on pourrait
appeler les « années Proglio », on en tirera quoi ?

Là, les deux auteurs se lâchent, et il y a sûrement un peu
d’injustice dans ce jugement, tout n’étant pas nul dans la conduite des groupes
où est passé Henri Proglio. Mais ce qu’ils jugent, c’est le
« style », les manières, le « personnage ».

  «  Il ne restera pas
grand-chose de l’aventure Proglio ! Sinon un personnage de roman à la
Rastignac, comme en produit régulièrement la société française. L’histoire d’un
homme animé par un besoin de revanche sociale, une volonté de fer et une
habileté hors pair au combat. Sur le plan strict des affaires, l’inventaire
risque d’être plus sévère. Henri Proglio n’a été ni un grand industriel, ni un
grand stratège, ni un grand gestionnaire. Son bilan chez Veolia Environnement
vaut condamnation : incapacité à prévoir l’essoufflement du modèle
français de la délégation de service public qui fit la fortune de la Compagnie
Générale des Eaux, décisions à l’emporte-pièce – les OPA ratées sur Suez et
Vinci -,  course à l’endettement qui a
plombé le groupe quand la conjoncture s’est retournée…So, parcours à la tête
d’EDF n’est guère plus probant.(…). La remontée de l’endettement de
l’électricien montre qu’il n’a guère appris de ses propres erreurs chez
Veolia ! ».

Ils ne sont pas beaucoup plus indulgents sur le plan
humain ; on hésite entre cynisme et pragmatisme. Le style « Tous les
moyens sont bons pour réussir », rendre service pour monter, déceler les
faiblesses de ses interlocuteurs pour faire carrière.

Ce que l’on retient aussi, c’est l’appréciation plus
générale sur ce « système français » que portent les auteurs. Ce
système, c’est celui où, pour garder le pouvoir dans cet écosystème de
« grands groupes » en relation permanente avec les politiques, le jeu
consiste à s’échanger des services pour garder le pouvoir. Voilà ce qui fait
ces « réussites bien françaises ».

Est-ce spécifique à la France ? Cela changera-t-il un
jour ? Tout entrepreneur, qui se sent tellement loin de ces intrigues,
aimerait y croire. On voudrait aussi se rassurer en se disant que ce type de
dirigeants n’est pas la majorité de ce qui fait l’économie et le business en
France ; que l’économie de marché, la concurrence, la liberté
d’entreprendre seront toujours plus fortes. Que ces deux journalistes en font
trop, qu’ils exagèrent… Oui, oui, oui. On aimerait croire ça ; et
pourtant, on ne s’en persuade pas. Il reste un drôle de goût.

Au début de leur livre, les auteurs ont placé une épigraphe
( citation au début d’un livre) que l’on ne remarque pas bien en le commençant,
et qui, en la relisant après avoir terminé le livre, nous glace, je trouve.

Je ne résiste pas à vous la livrer pour vous faire frissonner,
réfléchir, et espérer…

C’est une citation d’un 
ouvrage de Georges Simenon («  Stavisky ou la machine à
suicider ») :

«  Ils ne sont
pas si nombreux que cela et, quoi qu’ils en pensent, ils ne sont pas la France.
Ils n’en sont que la maladie honteuse ».

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