Par Vincent Colot (chroniqueur exclusif) - Analyste financier
Pour avoir déjà assisté à des réunions de chercheurs en finance, je peux vous affirmer que l’ambiance n’est guère cordiale. La présentation d’articles de recherche est régulièrement l’occasion de critiques acerbes entre « confrères » et de passes d’armes à fleuret à peine moucheté.
Ce n’est donc pas tout à fait une surprise si, parmi les trois récipiendaires du récent Prix Nobel d’Economie, deux d’entre eux, les Américains Robert Shiller et Eugene Fama, par ailleurs assez connus de la sphère médiatique financière, sont en large désaccord sur leur interprétation du fonctionnement des marchés financiers.
Alors que le premier privilégie des biais psychologiques dans le comportement des investisseurs, conduisant régulièrement à des bulles et à des dépressions boursières, le second plaide pour l’existence de marchés rationnels ou « efficients », a priori impossibles à battre.
Deux thèses différentes récompensées par un même Prix Nobel ! Hum hum … Bon, évidemment, pour beaucoup, l’économie n’est pas vraiment une science et la finance, longtemps parent pauvre de la discipline économique, encore moins ! La théorie financière n’a d’ailleurs connu ses premiers vrais développements qu’à partir de la fin des années 50 grâce à des auteurs venus d’autres disciplines, en particulier la physique ou les mathématiques.
Shiller reproche à Fama un double langage : d’une part, ce dernier professe l’efficience à l’Université de Chicago (où il ne fait pas bon, il est vrai, remettre en cause la sacro-sainte vérité du marché) et d’autre part, il a participé à la conception d’une famille de fonds de placement dont l’objectif n’est pas de répliquer la Bourse mais bel et bien de la battre. C’est un peu rapide comme attaque, rétorque Fama et il n’a pas totalement tort : pour ses fonds, il se base sur ses propres travaux qui ont mis en lumière des facteurs prédicteurs des rendements. Mais selon lui, cela ne revient pas à nier l’efficience des marchés : il préconise juste, dans une optique de long terme, de prendre plus de risque pour obtenir plus de rendement.
Plus de risque, vraiment ? Hum hum … C’est peut-être le cas mais personne n’a encore défini, avec l’aval de tous, ce qu’est au juste le risque …
Ah décidément, ce n’est pas facile ! On peut dans ce contexte comprendre Jack Bogle, le père des fonds indicés, qui lui aussi s’oppose au double langage (apparent au minimum) de Fama. Pour lui, l’essentiel est de réduire les coûts de gestion des fonds et donc de se limiter à répliquer les indices boursiers.
Mais la coupe n’est pas encore pleine pour ce pauvre Eugene. Voilà à présent Marty Whitman qui monte au créneau. Marty qui ? Whitman, un célèbre investisseur à la tête des fonds Third Avenue. Pour lui, les travaux de Fama sont indignes d’un Prix Nobel. Les facteurs prédicteurs de rendement ne sont qu’illusions statistiques et, à tout le moins, ils doivent être corroborés et renforcés par un vrai travail consistant à analyser méticuleusement les chiffres des entreprises.
OK, Marty mais tes fonds performent-ils réellement mieux que ceux conseillés par Eugene, ceux de DFA (Dimensional Fund Advisors) ?
Suspense et roulement de tambour …
Ouille, non ! En moyenne et sur une base comparable, les fonds Third Avenue abandonnent sur les 15 dernières années quelque 1% de performance par an à ceux de Dimensional Fund Advisors.
Alors, peut-être bien que Fama ne fait pas de la vraie science mais il s’en sort mieux que toi, Marty … Un peu d’humilité en pareil cas ne peut pas faire de mal …
Pour des générations d’étudiants, la consécration nobélisée d’Eugene Fama est somme toute logique. Mais ses préconisations sont de plus en plus soumises à de fortes critiques fusant de toutes parts. Je ne doute pas qu’il y ait moyen d’améliorer la méthodologie de Fama en creusant davantage les fondamentaux des entreprises. Mais de là à formaliser une telle avancée de façon à la rendre opérationnelle dans le temps, c’est effectivement une autre affaire !