Oublier ? Oublie !

Martingilles Par Gilles Martin (chroniqueur exclusif) – Président du cabinet de conseil en stratégie et management PMP

Je rencontre par hasard un ancien collègue de travail, ou un camarade de classe, et immédiatement, je me souviens de moments avec lui, de sa personnalité, de moments forts ; comme je suis plutôt content de le revoir comme ça, lui que j’avais perdu de vue, je vais me souvenir de bons moments. Et nous allons peut-être, grâce à cette rencontre, nouer de nouveaux liens. Pour créer ces nouveaux liens, je vais, sans m’en apercevoir, occulter la mémoire non souhaitée, celle qui pourrait me rappeler des moments, moins agréables, où nous nous étions bien disputés. Et puis, nous avons changés, l’un et l’autre.

Cette capacité à oublier et à pardonner est, selon Viktor Mayer Schönberger, auteur autrichien de « Delete » (cité dans un article reproduit dans Courrier International de cette semaine), en danger.

Le coupable ? Internet, les médias sociaux, les bases de données, tout, tout, tout, Internet garde tout et permet de tout retrouver.

Les nouvelles technologies, et le coût de plus en plus faible du stockage de données, nous permet d’aller chercher, avec des moteurs de recherche de plus en plus sophistiqués, des informations sur tout le monde.

De plus, avec les « cloud computing », je peux stocker et garder de nombreuses informations, sans avoir l’impression de supporter un coût de stockage. Ainsi je garde mes photos, mes mails, les échanges. Ainsi, dans quelques années, je pourrai, en cherchant un numéro de téléphone, retrouver un échange de mail pas très sympa avec mon collègue, et cela pourra donner une coloration négative à notre rencontrer, juste en ayant fait remonté à ma mémoire une vieille histoire qui n’a plus rien à voir avec le présent et que j’avais oubliée pour de bonnes raisons.

Selon l’auteur, «  l’oubli et le pardon sont extrêmement importants. Celui qui ne peut se défaire du souvenir de ses erreurs ou de celles des autres confère un trop grand pouvoir au passé. Ce n’est qu’au moyen de l’oubli que nous pouvons nous libérer de nos anciens modes comportement. Il libère de l’espace pour de nouvelles idées, fait grandir et évoluer individus et organisations ».

Dans le monde d’aujourd’hui, cette difficulté de plus en plus grande à oublier, elle vient modifier de nombreux comportements dans nos entreprises, et dans les rapports entre les gens. Cela ne va faire que s’accroître au fur et à mesure que la population active sera composée de ceux qui ont grandi avec Internet.

On pense à ce manager qui va ressortir une collection de mails pour constituer un « dossier » contre un salarié (ou l’inverse, ça marche aussi). On imagine aussi cet adolescent, qui s’est répandu sur Facebook ou Twitter de tant de fredaines (juste des bêtises, rien d’illégal), et qui va traîner ça lorsqu’il va se présenter sur le marché du travail. Car, avec les recherches internet, c’est un jeu d’écolier de rapprocher le profil du journaliste Clark Kent de celui de Superman, et ainsi de démasquer le héros en quelques secondes. Autre cas vu récemment où un employé diffuse des informations sur son entreprise, ou des injures sur son patron, sur Facebook, et se voit poursuivi et licencié par son employeur qui a découvert cette communication.

Observons aussi cette histoire du ministre allemand de la Défense, Karl-Theodor zu Guttenberg, démasqué, et éjecté du gouvernement, pour son plagiat dans la rédaction de sa thèse de Droit, il y a bien longtemps. Les systèmes de rapprochement des textes sont impardonnables.

Forcément, cela influence les comportements dans les entreprises. Viktor Mayer Schönberger cite le cas de ces entreprises qui veulent mettre des « boîtes à idées » dans leur site web, et veulent inciter leurs salariés à débattre en ligne de leurs propositions. En fait, cela peut déboucher sur une méfiance : «  Qui ose encore s’exprimer sans détours quand chaque phrase peut vous être reprochée cinq ou dix ans plus tard – et sortie de son contexte qui plus est ? ». On cherche la transparence, on obtient le silence ».

Mais même le silence ne nous protège pas complètement, dans ce mélange de vie professionnelle et vie personnelle sur les réseaux sociaux. Employeurs, employés, relations, partenaires, candidats se retrouvent sur Facebook ou Twitter. Ce n’est plus nous qui choisissons de nous y retrouver, car « d’autres écrivent sur nous, taguent les photos qu’ils ont prises de nous et forgent notre image si nous ne le faisons pas nous-mêmes », comme l’indique un autre article, du Zeit, de Hambourg, reproduit également dans le même numéro de Courrier international.

Alors, pour s’en sortir, c’est toujours le même clivage, entre ceux qui veulent protéger les gens malgré eux – c'est-à-dire punir, interdire, obliger, mettre l’Etat dans le coup ; on trouvera ça dans les propositions des articles du Zeit et dans l’ouvrage de Viktor Mayer Schönberger, par exemple imposer une date de péremption obligatoire aux informations sur le Net – et ceux qui croient dans les vertus du libre arbitre et de la responsabilité, appelant chacun à se contrôler soi-même. Ils en appellent ainsi à une éthique de la recherche d’informations, et que nous puissions nous contrôler nous-mêmes.

Prenons le cas de l’entreprise Kodak, cité par deux auteurs de l’institut Forrester, Josh Bernoff et Ted Schadler, dans leur dernier ouvrage, « Empowered ».

Kodak est l’entreprise qui a vécu au plus près le changement technologique dans la photographie, et a dû rapidement se réinventer. Au cœur de la nouvelle stratégie, la reprise de contact avec les clients. L’entreprise a ainsi encouragé les collaborateurs à aller vers les clients, à les écouter, à leur parler, en étant présents sur les plateformes des médias sociaux, en ouvrant un profil Facebook, à solliciter un nouveau public de fans. Le but : que l’on parle de Kodak dans le plus d’endroits virtuels possibles.

Très vite, le responsable de la sécurité informatique, Bruce Jones, constate une augmentation des spams dans le système d’informations de Kodak, qui passent en 2009 de 8 millions à 58 millions de messages spams par mois. Une des causes était notamment que les employés laissaient leur adresse mail professionnelle sur de nombreux forums et sites publics, attirant ainsi ces spammeurs.

La réponse de Bruce Jones est originale : au lieu de faire machine arrière, d’interdire, ou de créer des protections supplémentaires du système (toujours détournées par un spammeur plus malin que les autres), il a lancé une campagne interne au sein du Groupe afin de sensibiliser les employés aux dangers du Net. Une brochure de « Social Media Tips » a été mise en ligne sur le site kodak.com ; une version plus spécifique envoyée à tous les employés, pour les aider à se protéger, et à protéger Kodak, grâce à des règles élémentaires de prudence dans l’utilisation du web.  Exemples de conseils : ne commettez jamais de commentaires anonymes, déclarez votre identité dans toutes vos interventions au nom de Kodak ; n’oubliez jamais que vous êtes un employé Kodak quand vous communiquez ;  Des formations et conseils de prévention sont systématiquement dispensés chaque année. Le message est clair : «  L’entreprise vous fait confiance, vous êtes libres ; mais nous avons le devoir de préserver votre santé et votre sécurité ».

Cette démarche (que de nombreuses entreprises ont faite leur également), elle vise à répondre à un nouveau besoin pour les entreprises : protéger les salariés, et l’entreprise, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’entreprise, des risques des nouvelles technologies pour leur personne. Cette nouvelle responsabilité sociale de l’entreprise, liée à l’éducation qui va avec, est probablement la réponse la plus souple et la plus managériale et Corporate que l’on puisse imaginer.

Nous allons apprendre, avec les nouvelles technologies et les médias sociaux, à l’instar de la fission nucléaire ou des modifications génétiques qui ont suscité des dilemmes moraux chez les physiciens et les biologistes, à faire de nouveaux choix responsables au cœur même du management et de la communication à l’intérieur, et à l’extérieur de nos entreprises, par nos collaborateurs, leurs amis, et les amis de leurs amis.

A l’heure où il est impossible de se faire oublier, voilà un principe à ne pas oublier.

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