Par Vincent Colot (chroniqueur exclusif) – Analyste financier
En ces temps économiquement difficiles, les
grands groupes occidentaux ont trouvé la parade pour séduire les investisseurs
: insister sur leurs bonnes perspectives dans les pays émergents, BRIC (Brésil,
Russie, Inde et Chine) en tête. Au-delà de l’opération de communication, est-ce
une stratégie gagnante ? Pas forcément.
L’Oréal a affiché récemment son ambition de conquérir
300 millions de consommateurs chinois supplémentaires d’ici à 2020 (et plus du
double dans toute la zone Asie-Pacifique). Le numéro 1 mondial du pneumatique,
Michelin, prévoit des investissements de l’ordre de 1,7 milliard d’euros d’ici
à 2012 dans les pays émergents (contre un peu plus de 700 millions d’euros
investis au total par le groupe en 2009). Le laboratoire pharmaceutique
américain Abbott veut doubler sa présence sur les marchés émergents d’ici à
2013. Etc. etc. Les exemples sont légion. Les raisons de cet engouement sont
évidentes : alors que les pays émergents, surtout asiatiques, devraient
dépasser la barre des 50% du PIB mondial dans la décennie à venir, les
multinationales européennes et américaines n’y réalisent encore que rarement plus
d’un tiers de leurs activités. Elles se préparent dès lors à ce scénario de
montée en puissance des pays émergents à coups d’investissements massifs, y
compris via des acquisitions. Sans même parler de l’instabilité politique de
ces pays, opter pour une telle stratégie n’est cependant pas sans dangers,
selon nous.
Danger n°1 : Un nouveau monde à apprivoiser
Les us et
coutumes des clients, les règles concurrentielles (ou leur absence), l’attitude
des pouvoirs publics, la corruption, les infrastructures, … Les entreprises
occidentales se retrouvent sur une “autre planète” lorsqu’elles pénètrent les
marchés émergents, chacun ayant, de plus, ses particularités. Par exemple, les
co-entreprises avec des partenaires locaux sont souvent difficiles à gérer : Danone
(en Chine) ou BP (en Russie) en ont fait l’amère expérience. D’autres projets
aboutissent dans l’impasse, comme une acquisition projetée par Solvay en Russie
ou encore le développement de Google en Chine. Et, malgré une préparation
minutieuse, rien ne remplace l’expérience du terrain. Les entreprises locales
gardent généralement un avantage. Pour les groupes occidentaux, un
développement trop rapide risque de créer des déconvenues. Mieux vaut un
développement plus progressif et de longue date, à l’image d’un Telefonica (en
Amérique latine) ou d’un Coca-Cola.
Danger n°2
: Gare à la surchauffe
La
fascination exercée actuellement par les marchés émergents entraîne, malgré
leur potentiel, un risque de surinvestissements : trop d’entreprises pour pas
assez de clients (rentables). Cette surchauffe induit d’abord des prix
excessifs pour les actifs sur place (par exemple, entreprises à racheter) et
ensuite des rentabilités décevantes. Ainsi, Vodafone a dû récemment reconnaître
avoir surpayé pour son implantation en Inde, ne parvenant pas à rentabiliser
son investissement malgré un gros succès commercial. Pour ne rien arranger, les
pays émergents sont souvent accommodants en matière d’implantation sur leur sol
d’entreprises d’autres pays émergents, ce qui renforce le risque de
surcapacités.
Danger n°3
: Un équilibre difficile à trouver
Une
entreprise qui redirige massivement ses investissements vers les pays émergents
court le double risque de déséquilibrer ses finances et/ou de négliger ses
marchés traditionnels et d’y fragiliser ainsi sa position. Le pétrolier
espagnol Repsol a ainsi été sensiblement handicapé par le lourd endettement qui
a suivi son rachat de l’argentin YPF en 1999, un investissement qui n’a par
ailleurs pas été judicieux. Quant à Unilever, son développement dans les pays
émergents a été historiquement assez massif. D’une part, cela l’a conduit à
perdre en compétitivité sur ses marchés historiques par rapport à d’autres
géants comme Procter & Gamble et Nestlé. Et d’autre
part, malgré de bons volumes vendus, il ne parvient toujours pas à dégager une
rentabilité opérationnelle de même niveau en zones émergentes (Asie, Afrique,
Europe de l’Est) qu’en Europe occidentale. Cette faiblesse de rentabilité dans les pays
émergents est fréquente, étant donné le pouvoir d’achat réduit des populations
locales. Ainsi, les groupes pharmaceutiques doivent composer avec des marges
plus faibles sur les marchés émergents dominés par les médicaments génériques.
Pour optimiser leurs chances, les entreprises ont tout intérêt à bien cibler
leurs efforts sur les pays les plus prometteurs afin d’y atteindre la taille
critique et de défendre ainsi leur rentabilité.
Danger n°4
: L’effet boomerang
L’histoire
est connue : les Barbares ont emprunté les routes construites par les Romains
pour conquérir Rome. La mondialisation peut réserver un mauvais tour du même
genre aux groupes occidentaux. S’étant ouvert les marchés émergents, ils
subissent en retour la concurrence des groupes de ces pays sur leurs propres
marchés historiques. Moins chers, des produits et services indiens ou chinois
séduisent des clients occidentaux (entreprises comme consommateurs privés)
touchés par la crise. Des groupes comme Nokia ou Alcatel-Lucent ont souffert
des coups de boutoir répétés d’équipementiers telecom chinois, à l’image d’un
Huawei. Et les constructeurs automobiles occidentaux redoutent l’arrivée des
voitures bon marché “made in India”, comme celles du groupe Tata.
Qu’en
penser ?
Etant donné
les perspectives économiques des pays émergents, il est légitime que les
groupes occidentaux s’y renforcent. L’investisseur ne doit néanmoins pas
s’enthousiasmer outre mesure dès qu’une entreprise affiche ses projets en la
matière. Il court le risque de surpayer les actions pour des lendemains qui ne
chanteront pas nécessairement. Car c’est un chemin parsemé d’embûches. Et c’est
d’autant plus vrai en cas de forcing pour combler un retard. Le comportement le
plus raisonnable est d’analyser chaque dossier au cas par cas.