Par Vincent Colot (chroniqueur exclusif) – Analyste financier
La nouvelle est toute fraîche. Comparativement à un an plus tôt, les grandes firmes mondiales ont poursuivi la forte croissance de leurs dividendes payés à leurs actionnaires au 1er trimestre : le rythme de hausse est, au niveau mondial, de 7,5% avec des pics à 8,7% au Japon et 9,8% en Amérique du Nord. A cela s’ajoutent, surtout aux Etats-Unis, les programmes de rachats d’actions par les entreprises, ce qui constitue également une forme de redistribution aux investisseurs.
Bien évidemment, une telle information s’est rapidement transformée en munition de choix pour tous les critiques du “système”. Une nouvelle fois, les actionnaires se gavent tandis que les salariés se serrent la ceinture et que les investissements sont réduits à peau de chagrin.
L’analyse doit être plus nuancée. Ainsi, pour ce qui est des entreprises du CAC40, d’après les calculs du (libéral) institut économique Molinari, sur les 373 milliards d'euros de richesses (“contribution sociale et fiscale”) créées à travers le monde en 2018, 265 milliards ont abouti dans la poche des salariés ; 72 milliards ont abondé les caisses des Etats ; et “seulement” 36 milliards nets ont rétribué les actionnaires. Ensuite, il n’est pas exact de dire que les investissements des entreprises s’écroulent au bénéfice des dividendes et rachats d’actions. Mais, compte tenu du contexte (tensions géopolitiques, contraintes démographiques en Occident, politiques monétaires non-conventionnelles des banques centrales, etc.), il est rationnel pour un chef d’entreprise de ne pas sur-investir et donc, plutôt de rendre une partie des fonds aux actionnaires.
Wait a minute .. Il serait possible, pour une entreprise, de “trop” investir ?
Des risques d’obsession court-termiste liée à la Bourse ont été largement étudiés : il n’est en effet pas rare que les cours des actions réagissent excessivement (à la hausse ou à la baisse), notamment en cas de publication de résultats. La tentation peut être forte, pour un chef d’entreprise, de réduire certaines dépenses d’investissement (R&D, nouvelle implantation à l’étranger, etc.), pourtant indispensables à l’entreprise, si de telles économies permettent d’atteindre ou de dépasser les objectifs bénéficiaires de la période.
Il y a pourtant un risque symétrique qui est généralement négligé : celui, eh oui, de trop investir, parfois d’ailleurs à trop long terme. Forçons le trait pour mieux faire passer le message : que penser ainsi du goupe SoftBank du milliardaire japonais Masayoshi Son, et de son fonds Vision, qui a un plan à … 300 ans ? Certes, c’est surtout une façon pour les gestionnaires de ce fonds d’insister sur l’échéance plus longue que d’habitude de leurs investissements. Là où de nombreux investisseurs institutionnels dépensent de petites fortunes pour identifier des opportunités qui ne restent en leurs portefeuilles au mieux que quelques mois en moyenne (cherchez l’erreur), Softbank pense par tranche de 10 à 15 ans. Fort bien. Il n’empêche que chercher à identifier à la fois des segments novateurs jugés prometteurs tels que l’Intelligence Artificielle, le clônage ou la …. télépathie et les meilleures entreprises pouvant débloquer leur potentiel n’est pas une mince affaire. Le timing des investissements, toujours assez lourds, est également crucial : entrer trop tard dans la danse encourt le risque de prendre un ticket à un prix trop élevé ; entrer trop tôt peut revenir à opter pour des promesses qui resteront lettre morte. Autres exemples : seriez-vous à l’aise aujourd’hui d’investir dans des entreprises comme Tesla ou Uber ?
Plus généralement, investir dans une entreprise qui “pense” trop gros à trop long terme n’est pas une option je recommanderais à l’actionnaire lambda. Les entreprises qui se lancent dans de telles aventures ont tendance à sous-estimer les montants nécessaires à leur développement et à surestimer le gain final à en retirer. Au fur et à mesure de l’avancée du projet, de l’argent frais est régulièrement demandé aux investisseurs, ce qui réduit les parts du gateau. Ensuite, il est tentant (et dangereux) de tomber amoureux du projet, quand bien même les succès intermédiaires que l’on est en droit d’attendre (un brevet, une première application commerciale, un partenariat, …) sont sans cesse repoussés. “On a déjà tellement investi : on ne va pas reculer maintenant”. Mais lorsque la triste réalité se fait jour, à savoir que l’échec est important, voire total, seuls les yeux restent pour pleurer la chimère longtemps caressée. Le projet était beau mais sa rentabilité trop incertaine et trop éloignée dans le temps. En un mot, l’aventure était bien trop risquée.
Pourquoi ne pas, dès lors, investir dans un portfeuille de projets à l’instar de notre ami milliardaire japonais ? L’une ou l’autre (très) grosse réussite permettrait sans doute de compenser les échecs plus nombreux … Hum, n’en soyez pas si sûr … Même si ce n’est pas impossible, il me semble nettement plus probable de réaliser à terme une meilleure performance financière (plus élevée et plus régulière dans le temps) via un portfeuille d’actions d’entreprises de qualité, plus matures et pas trop chères. Avec, pour le commun des mortels non désireux de se prendre la tête, toujours le choix alternatif d’un bon vieux fonds indicé.