Par Gilles Martin (chroniqueur exclusif) – Président-Fondateur du cabinet de conseil en stratégie et management PMP et co-fondateur de Youmeo un innovation Lab et conseil en innovation
C’était le mot de l’année 2016 dans le dictionnaire anglais d’Oxford. Et depuis il progresse.
Ce mot : post-vérité.
C’est quoi ?
« Qui fait référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs sont moins importants pour la formation de l’opinion que le recours à l’émotion et à des croyances personnelles ».
Ce phénomène est récent. A l’heure du web, les gens s’informent à partir de centaines de sources différentes, parmi lesquelles les médias grand public font l’objet d’une méfiance active particulière. Le numérique pousse les gens à entendre ce qui leur convient, à lire les informations qui renforcent leurs propres opinions et à se méfier de tout ce qui les contredit.
L’accès au web encourage les gens à se regrouper en tribus numériques, à trouver des gens qui leur ressemblent, à renforcer leurs préjugés. Au point que la vérité n’est plus considérée comme une valeur : toutes les opinions se valent, et même ce que l’on appelle « des faits » peut être contredit par des « faits alternatifs ». Cette expression a été utilisée par une conseillère de Trump, Kellyanne Conway, sur la controverse à propos de l’importance de la participation publique lors de l’investiture du Président. Avec cette approche, tout le monde peut interpréter les « faits » à sa manière, pour décider s’ils sont vrais ou faux.
Matthew d’Ancona analyse le phénomène dans son ouvrage « Post-vérité, guide de survie à l’ère des fake news », car c’est de cela dont il s’agit : les médias n’étant plus incontournables dans la circulation de l’information, de nombreuses sources sont disponibles, n’importe qui peut, avec les réseaux sociaux, se faire « journaliste », et diffuser ce qu’il veut, ce qui permet de faire croire n’importe quoi à ceux qui vont lire ou entendre l’information sans aller chercher ni les sources ni les arguments.
Le web nous donne accès à de nombreuses statistiques et données, mais la vérité ne se confond pas avec les données. On sait bien que l’on peut, en utilisant les bons, faire dire ce que l’on veut aux chiffres, et les politiques ne s’en privent pas. Résultat : toute démonstration de chiffres devient suspecte. Matthew d’Ancona analyse ainsi le référendum sur le Brexit. Lors de la campagne, le camp du Remain a présumé qu’une grande quantité de statistiques en sa faveur lui permettrait d’emporter les suffrages. Ce qui n’a pas du tout été le cas. Car la post-vérité n’a rien à voir avec les statistiques, mais est un phénomène émotionnel. Elle touche à notre rapport à la vérité, et n’a rien à voir avec la vérité elle-même.
C’est pourquoi le langage technocratique, les statistiques, les acronymes, et toutes les déclarations et documents obscurs font bien plutôt reculer la vérité auprès du public que l’inverse. On le voit bien encore aujourd’hui en France entre les gouvernants et les gilets jaunes, parfait exemple de post-vérité.
Le mal est assez profond, car à l’ère de cette post-vérité, même les plus érudits ont le réflexe de chercher des informations rapides sur internet, et, pour la plupart, n’iront jamais plus loin que « l’Université Google ». Ce qui pose un problème notamment, lorsque nous allons chercher des informations sur le génocide des juifs et tomber, en priorité, sur les récits négationnistes. C’est comme ça qu’un sondage réalisé dans cent pays en 2014 auprès de 53.000 personnes, a montré que seulement un tiers de la population mondiale croyait que le génocide était décrit avec exactitude dans les récits historiques. 30% pensaient qu’il était exact que « les Juifs parlaient trop de ce qui leur était arrivé pendant la Shoah ». Et les sondés de moins de 65 ans étaient encore plus enclins à penser que les faits à propos du génocide avaient été déformés.
Dans un monde où toutes les opinions deviennent équivalentes et au même niveau dans nos smartphones, il devient plus difficile d’exercer son esprit critique. C’est pourquoi il n’est pas sûr que nos soi-disant « digital natives » s’y retrouvent beaucoup mieux que les générations précédentes, risquant au contraire d’être encore plus atteints par le mal de la post-vérité.
Alors, que faire ?
Matthew d’Ancona parle du besoin d’»alphabétisation numérique », notamment pour les jeunes générations en leur apprenant qu’ils seront de plus en plus confrontés à des mensonges, à un niveau jamais atteint dans l’histoire de l’éducation. Il appelle à une « protection civile contre les mensonges numériques ». Ce qui est un vrai défi, car, comme il le souligne, rechercher et découvrir la vérité prend de plus en plus de temps, pour s’y retrouver dans toutes les informations disponibles d’un simple clic, les vraies comme les fausses. Pas facile alors que nous devenons de moins en moins patients, et voulons toujours des résultats immédiats.
Il nous faudra aussi ce qu’il appelle des « grands récits ». Car alors que Trump s’appuie sur un récit aussi puissant que simple, rendre l’Amérique «great again », sans en appeler à aucune donnée véritable, mais avec des griefs et des peurs, il va falloir aux autres qui voudraient défendre la vérité, une capacité à créer des contre-récits forts et un « storytelling » qui aide à grandir ceux qui l’écoute, et non qui s’adresse à leur immaturité et à leur irrationnalité, entretenues par les « théories du complot ».
Cela revient aussi à lutter contre l’infantilisation des citoyens, qui peut être aussi due, selon certains, au développement de la sphère publique au cours des soixante dix dernières années, depuis la seconde guerre mondiale. Cette infantilisation, même partielle, des citoyens, les a conduit, en tant qu’électorat, à mépriser les politiques, tout en se tournant vers eux pour leur demander des solutions sur tout. Devant un problème, la réaction instinctive est de dire « ils devraient faire quelque chose », sans plus savoir qui sont ces « ils » qui, naguère, étaient « nous ».
Citons Matthew d’Ancona dans son appel à un sursaut de citoyenneté :
« Quand ce que vous pouvez acheter en ligne compte davantage que ce que vous pouvez faire pour vos voisins ; quand vous communiquez au travers des réseaux sociaux avec des « amis » que vous n’avez jamais rencontrés plus souvent qu’avec de vrais amis ; quand votre idée de « l’espace public » revient au rectangle d’un écran de la taille de votre paume ; alors le nerf de la citoyenneté s’amollit. La passivité, cet adjuvant essentiel de la post-vérité, s’étend ».
On comprend pourquoi il a appelé son livre « guide de survie ».