Par Marc Traverson – Coach et consultant – Troisième Voie
Dans le cadre professionnel, lorsqu’il est question de mettre en place une nouvelle organisation, de lancer une ligne de produit, on ne peut contester la nécessité de planifier ces activités pour organiser les ressources disponibles. Il s’agit de procéder selon un ordre, ce qui est naturel. Faut-il pour autant considérer le projet comme seul mode de fonctionnement possible, le seul horizon du management ?
La projection dans l’avenir devient néfaste si elle prive d’une écoute et d’une disponibilité à ce qui advient ici et maintenant. Les négociateurs occidentaux sont réputés redoutables pour les asiatiques, parce qu’ils ont prévu beaucoup de choses à l’avance : ils ont modélisé les situations pour ne pas être pris au dépourvu. Aux yeux des occidentaux, en revanche, les asiatiques sont difficiles à manier parce que leur opacité est telle qu’ils est très difficile de prévoir leur coup d’après. Il y a des avantages et des inconvénients aux deux positions. La planification en amont trace des chemins qu’il ne reste plus qu’à emprunter, pourvu cependant que les circonstances ne prennent pas un tour complètement différent de ce qui avait été prévu. La capacité à se positionner et à réagir, sans idée préconçue, face à la position adoptée par l’adversaire, est une heureuse souplesse ; mais elle ne doit pas être purement « réactive ».
Si le projet consiste à créer un point dans le paysage mental auquel nous devons sans cesse nous référer parce qu’il prévoit les étapes à suivre, toute modification de ce plan de vol devient, ensuite, plus difficile à concevoir. En cas d’accident de parcours, de déviation inattendue, on cherchera sans cesse à corriger la trajectoire, pour revenir en ligne avec le plan d’origine. Or il arrive que le cheminement initialement prévu ne soit pas le plus rapide ou le mieux adapté. Certains événements modifient notre conception. Le danger serait donc de consacrer une part considérable de l’énergie du système à « coller » à un modèle plutôt que de se réserver la souplesse et toutes ses forces pour répondre à la situation rencontrée, quelle qu’elle soit.
Nous connaissons tous des gens qui se protègent par l’anticipation. Généralement leurs projets sont détaillés, appuyés sur une armature logique à toute épreuve. Lorsque les choses ne vont pas comme elles le souhaitent, ces personnes, qui peuvent être d’une grande efficacité dans leur travail, ne savent plus comment faire. Il est très important pour elles de se conformer à un plan prédéfini et de ne pas s’en écarter. Le réel ne se conforme jamais à l’idéal que nous avions projetté. Projetter un idéal sur une situation est de nature à engendrer de la déception. La comparaison permanente entre l’idéal et le réel – un delta irréductible par nature – est la cause d’une souffrance qu’aucun objet ne peut jamais combler. L’entrepreneur opportuniste, lui, est prêt à saisir l’occasion d’avancer, à profiter d’un avantage, d’une situation nouvelle. Il est plus attentif au processus qu’à la procédure. Quand l’homme de projet ne voit rien d’autre que le plan qu’il a dessiné, l’homme d’action conserve sa fraîcheur de pensée devant les situations, et ne se laisse pas aveugler par les lignes qu’il aurait lui-même tracées pour définir un hypothétique avenir.
Dans certaines entreprises, la procédure – c’est-à-dire l’ensemble des règles que l’on se donne pour éviter que ne l’emporte le « désordre » – tend à devenir l’objet d’un culte. Malgré cela, on peut être frappé par le niveau de désordre que cela entraîne. Sur le papier, les process sont carrés, chaque chose semble à sa place, les formulaires et les moyens de partager l’information ont été conçus à l’avance, les problèmes susceptibles de surgir ont été listés. Et cependant, comme tout approche exclusivement procédurière, la bureaucratisation des méthodes sécrète ses propres dérives. Les règles servent alors des objectifs éloignés de ceux que l’on affiche. Procédures et méthodes apparaissent alors comme les barrières de protection, les péages et les check-points que dressent autour de leurs positions les détenteurs du pouvoir au sein de l’organisation, dans le but, humain, de le conserver. Ces règles brident parfois inutilement la liberté et la responsabilité des employés. Prétendûment définies pour sécuriser l’organisation, elles tendent à assurer sa conservation en l’état, son inertie – étant entendu, cependant, que le conservatisme n’est certes pas une garantie de la survie.
Le processus est autre chose. Il n’est pas une modélisation, une prévision ; il est l’avancée même du réel, et le réel se moque des procédures. Le stratège est celui qui se préoccupe du processus plutôt que des procédures. Il est conscient que les buts fixés à l’avance n’ont qu’une valeur indicative, et que l’essentiel tout au long du combat est de tenir compte de la nature sans cesse changeante des choses. Il considère le cheminement, autant sinon plus que le point d’arrivée. Ne considérer la situation que sous l’angle d’un objectif fixé au préalable, c’est courir le risque de restreindre son champ de vision, c’est se focaliser sur un point et oublier la nécessité de rechercher sans cesse l’ouverture de la perspective, afin de rien manquer des phénomènes qu’il importe de prendre en compte, en temps réel, pour adapter sa conduite et atteindre à la meilleure efficacité.