Par Vincent Colot (chroniqueur exclusif) – Analyste financier
C’est le lot de l’analyste financier. Du moins de celui qui, au fil des années, parvient à garder un minimum de lucide honnêteté sur ce qu’il fait. Il est condamné à se remettre constamment en cause. D’une part, l’objet de son attention (les économies nationales, les entreprises, …) évolue sans cesse. D’autre part, les connaissances « scientifiques » s’enrichissent de nouveaux concepts et modèles. Même si, et ne le perdons jamais de vue, il s’agit de résister à la tentation de faire table rase sur la foi du toujours hasardeux « Cette fois, c’est différent ». Ce n’est jamais totalement différent.
A l’occasion de cette formation continue informelle, je peux alors m’apercevoir que ce que j’ai cru longtemps (et parfois appris à l’université) s’avère faux. Et il s’agit d’en tenir compte. A d’autres occasions, une intuition, naguère contestée, peut s’en trouver confirmée. Ce qui est une source de grande satisfaction, comme la suite de ma chronique va l’illustrer. Car se faire plaisir, sans sucres ajoutés, est bon pour la santé !
Il va de soi que les conditions d’exercice du métier d’analyste financier ont profondément changé depuis près de 30 ans que je m’intéresse au sujet (études et profession). Je repense ici à la fastidieuse collecte de cours boursiers dans les archives (papier) de journaux financiers qu’avait nécessité la rédaction de mon mémoire de fin d’études consacré au coefficient bêta des actions (un indicateur du risque de l’action par rapport à l’évolution de son marché). Merci d’ailleurs à mon père de m’avoir alors secondé dans cette tâche ingrate ! Aujourd’hui, les données se sont informatisées et démocratisées à une échelle inimaginable à cette époque. De même, les études scientifiques, en nombre considérable, sont largement disponibles à tout qui dispose d’une connexion Internet. Et leurs auteurs sont facilement joignables par email.
Cette multiplication et cette fluidité améliorée d’informations et de connaissances, au cours des dernières décennies, a eu naturellement un impact sur le fonctionnement des marchés boursiers. Une équipe de chercheurs américains viennent de publier une étude démontrant que l’afflux de données (« big data ») qui se déversent chaque jour sur les marchés affecte principalement les grandes capitalisations de la cote (les Total, LVMH, …), les plus médiatisées et les plus détenues par les investisseurs. Par contre, les plus petites actions, le plus souvent délaissées, sont moins rapidement impactées. Et donc ? Cela signifie que les Bourses sont devenues hautement efficientes à intégrer les nouvelles informations concernant les grands groupes et beaucoup moins pour ce qui est de petites entreprises. Pour ce qui est des stars de la cote, le petit investisseur n’a dès lors guère de possibilités de battre les institutionnels armés de puissants algorithmes. Pire : même les professionnels ne parviennent plus à battre les marchés, du moins sur une base récurrente (et donc hors effet de chance) et une fois les frais de gestion pris en compte. Ce qu’on appelle dans le jargon l’alpha (cette faculté à surperformer l’indice compte tenu du risque pris) avoisine zéro pour la majorité des gérants de fonds. S’il veut jouer au « stock picker », l’investisseur plus modeste (mais aussi le professionnel moins institutionnel) a donc tout intérêt à le faire sur les petites valeurs où il est plus « facile » de trouver des distorsions entre le prix et la valeur des actions.
Eh bien, cette étude m’a mis en joie pour la semaine. Il m’en faut bien peu, me direz-vous. Vous comprendrez mieux si je vous dis que la conclusion de cette étude, toute logique qu’elle semble être, avait été l’objet d’une controverse durable au sein de notre équipe d’analystes. Certains, dont j’étais, soutenaient que nos conseils seraient potentiellement plus pertinents s’ils se focalisaient sur les petites valeurs tandis que d’autres ne juraient que par les grosses capitalisations, plus populaires. Ils arguaient alors du fait que les petites actions, dès lors qu’elles étaient suivies par un ou deux analystes, incorporent tout aussi efficacement l’information disponible que les grandes. Merci donc aux auteurs de cette récente étude ! Jusqu’ici, je n’avais jamais lu d’article qui démontre aussi clairement cette différence d’efficience entre petites et grandes actions.
Attention, toutefois ! Il ne suffit pas d’investir dans une sélection de petites actions pour devenir le roi de la Bourse. D’autres études ont d’ailleurs amplement démontré que les petites actions, en tant que telles, n’étaient pas la panacée. En effet, si le marché des petites actions n’est pas très efficient, cela ne signifie pas qu’elles sont toutes bon marché. Pour beaucoup d’entre elles, cette inefficience se traduit au contraire par des prix trop élevés. Il s’agit de séparer le bon grain de l’ivraie sans s’exposer à un risque trop important. Dans l’ouvrage « Investir en Bourse : Pour une stratégie à la portée de tous », co-écrit avec mon collègue Pierre Samain en … 2004, nous soutenions déjà le choix des petites valeurs d’apparence bon marché, passées au tamis de critères de qualité. Je vous le confirme : que ce genre de publication, même si elle n’est plus disponible à la vente, survive à 16 ans de turbulences boursières est très agréable pour les auteurs !
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Where Has All the Data Gone?
Maryam Farboodi, Adrien Matray, Laura Veldkamp, Venky Venkateswaran
NBER Working Paper No. 26927
Issued in April 2020
Une bonne synthèse (toujours en anglais) ici :
https://klementoninvesting.substack.com/p/markets-are-getting-more-efficient