Rencontres inutiles

Gilles MartinPar Gilles Martin (chroniqueur exclusif)Président fondateur de PMP et fondateur de Youmeo

J’avais rendez-vous cette semaine avec un dirigeant. Il me fait un SMS la veille, alignant divers arguments (il n’a pas préparé, il a été absorbé par des réunions). Et il me demande :

« Pensez-vous que notre rencontre est utile ? ».

Finalement nous nous sommes vus. Et cette histoire d’ « utile » n’a pas cessée de me trotter dans la tête.

Car qu’est-ce que c’est « Être utile » ? : dans notre monde actuel, et notamment pour les dirigeants, forts de leur parcours de premier de la classe, l’utile, c’est ce qui répond à un besoin bien défini, ce qui va permettre d’arriver au résultat. C’est aussi ce qui va pouvoir être monétisable. Une réunion pour développer les ventes, c’est utile. Faire un plan d’actions pour réduire les coûts, c’est utile. Pour un consultant, charger son temps sur de la production facturable, c’est utile.

Mais on comprend bien la limite de cette vision. Un musée, n’est-ce utile que quand les entrées procurent le maximum de chiffres d’affaires ? Les sciences humaines, est-ce utile ? La recherche fondamentale, c’est utile ? Et un artiste, c’est utile à quoi ? A vendre le plus cher possible des œuvres d’art ?

Dans un monde utilitariste, on ne voit la valeur des choses, leur caractère utile, qu’en fonction de leur prix. C’est le sujet de l’excellent livre de Nuccio Ordine, « L’utilité de l’inutile ». Dans le monde trop utilitariste, comme il le dit « un marteau vaut davantage qu’une symphonie, un couteau davantage qu’un poème, une clé anglaise davantage qu’un tableau, car il est facile de comprendre l’utilité d’un outil, mais il est plus difficile de comprendre à quoi peuvent servir la musique, la littérature ou l’art ».

Voir le monde comme un besoin d’utilité, c’est aussi le syndrome d’un fantasme de toute puissance : tout peut s’acheter, et tout est monétisable. Et donc en accumulant les choses utiles, les réunions utiles, les réseaux utiles, les contacts utiles (ceux qui vont aider à faire encore plus de business), on va mettre toutes les chances de son côté pour réussir. Et surtout fuyons toutes ces réunions inutiles, ces personnes qui nous font perdre notre temps. Restons attentifs : Et si cette réunion de demain matin n’était pas utile, ne devrais-je pas l’annuler ?.

Le problème, c’est que s’il y a une chose qui ne peut pas s’acheter, c’est le savoir. On peut peut-être tout acheter même des juges, des parlementaires, chaque chose a son prix, mais pas le savoir et la connaissance. Car la connaissance est « le fruit d’un effort personnel et d’une passion durable ». Personne ne peut faire à notre place le parcours de la découverte et de l’apprentissage. Et c’est cette « puissante motivation intime » qui en est le secret.

A l’inverse de tous ceux qui, sûrs de leurs certitudes et de leur quête permanente de « l’utile », ne voient plus d’intérêt à plein de choses qui les entourent (la nature, les objets, les êtres humains sans intérêt). Comme le dit bien Nuccio Ordine, « les yeux fixés sur l’objectif à atteindre, ils ne sont plus en mesure de savourer la joie des petits gestes quotidiens et de découvrir la beauté qui palpite dans nos vies : dans un coucher de soleil, dans un ciel étoilé, dans la tendresse d’un baiser, dans l’éclosion d’une fleur, dans le vol d’un papillon, dans le sourire d’un enfant – car c’est bien souvent dans les choses les plus simples que l’on saisit mieux ce qui est grand ».

Bon, ok, va nous dire le businessman, mais quand on veut faire du business et réussir, pas le temps de rêver à regarder les étoiles, c’est bon pour les artistes ; il faut faire du business et du rentable, sinon on ne va pas atteindre les objectifs. Pour réussir, il faut bosser, appliquer les méthodes et les règles utiles pour gagner. On fera le reste pendant les vacances, si on a le temps.

Mais alors un nouveau risque apparaît pour ce genre de businessmen : Et s’ils se mettaient à voler trop bas ?

C’est ce que nous dit Seth Godin (« La supercherie d’Icare ») : Notre risque aujourd’hui n’est pas de voler trop haut comme Icare, mais, en voulant être trop conformes, de voler trop bas. Car on se sent en sécurité quand on vole bas, on fait attention, on ne prend pas de risques « inutiles », on n’ose pas aller trop loin.

On confond en fait notre zone de confort et notre zone de sécurité, croyant que c’est la même chose. Car nous avons été éduqués pour rester à l’intérieur de la clôture, celle ou tout le monde se sent protégé. On part du principe que ce qui nous est agréable nous protège. Mais le problème, c’est que la clôture a disparu. Et nous vivons alors dans des frontières qui n’existent plus. Nos croyances nous enferment, c’est notre zone de confort, mais nous n’’y sommes plus du tout en sécurité. Nous avons construit notre zone de confort autour de l’idée d’obéissance à des certitudes et croyances qui empêchent d’imaginer et de profiter du monde nouveau, en chamboulement total, avec des opportunités qui peuvent surgir plus vite et de partout. Et, en restant dans une zone de confort, qui ne correspond plus à la zone de sécurité, nous volons trop bas.

Alors il faut faire quoi pour s’en sortir ?

Seth Godin nous donne la solution : « la nouvelle zone de sécurité est le lieu où l’art, l’innovation, la destruction et la renaissance se produisent. La nouvelle zone de sécurité est celle qui favorise la création perpétuelle de relations toujours plus profondes ».

Oui, vous avez bien lu : la nouvelle zone de sécurité, c’est l’art.

« Créer les idées et les diffuser, relier ce qui est déconnecté : voilà les deux piliers de la nouvelle société dans laquelle nous vivons, et qui exigent une posture d’artiste ».

C’est en faisant ces deux choses régulièrement et en s’y abandonnant complètement que nous volerons plus haut. Car c’est la conformité qui tue l’inspiration, et cela n’est pas loin d’une certaine obsession de l’utile. Seth Godin cite une petite histoire : « Si je vous montre un article de blog, ou un nouveau produit, dont la notice contient une erreur de frappe, quelle sera votre première réaction ? Si tout ce que vous avez envie de dire est « il manque un « r », alors vous avez abandonné votre humanité au profit de la typographie. Oui, il faut corriger les fautes de frappes, mais essayons d’abord de faire la différence. Il est bon d’être correct, mais préférable d’être intéressant ».

Voilà un bon test à faire avec les personnes de son entourage pour sonder à quelle hauteur elles volent.

Voilà pourquoi j’aime les rencontres inutiles, celles qui nous font sortir de la zone de confort, qui nous permettent de voler plus haut, de ne jamais cesser de découvrir, et d’être artiste.

Seth Godin donne six habitudes quotidiennes de l’artiste que nous pouvons facilement adopter pour rejoindre les artistes :

Asseyez-vous seul, en silence,

Apprenez quelque chose de nouveau sans y avoir aucun bénéfice particulier.

Demandez leur avis à des individus ; ignorez ce que vous dit la foule.

Prenez le temps d’encourager d’autres artistes.

Enseignez, avec la volonté de changer les choses.

Offrez au monde quelque chose que vous avez créé.

Vive les rencontres inutiles !

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