Par Gilles Martin (chroniqueur exclusif) – Président du cabinet de conseil en stratégie et management PMP
« Elle a
toujours vécu des dividendes des actions que je lui ai données,
sans avoir passé une journée de sa vie dans une entreprise ».
Celui qui parle
ainsi, c’est Michel Lacoste, 68 ans, fils du fondateur de la
célèbre marque Lacoste, René Lacoste, en 1933 ; celle dont il
parle comme d’une parfaite incompétente, c’est sa fille, Sophie
Lacoste, 36 ans, qui a réussi à convaincre une majorité des
administrateurs actionnaires de la famille, en septembre dernier, de
destituer son Président de père pour lui confier à elle,
comédienne de formation, le poste.
Cette saga était
relatée la semaine dernière dans un article de Nicole Vulser pour
Le Monde, et illustre bien les conflits entre le pouvoir et la
richesse dans les entreprises, notamment celles crées par des
entrepreneurs qui ont parfois du mal à assurer la suite. C’est sûr
que cette entreprise fait envie question richesse : toujours
détenue à 65% par les héritiers, elle est toujours, presque 80 ans
après sa création, florissante. Présente dans 114 pays, elle a
délégué la totalité de sa production en confiant huit licences
mondiales à des industriels qui lui reversent entre 5% et 10% du
chiffre d’affaires ; Cela a ramené en 2011 1,6 milliards
d’euros de chiffres d’affaires ; au premier semestre 2012,
les bénéfices ont progressé de 50%, et les ventes de 25%.
Cette histoire
pourrait d’ailleurs menacer le contrôle de l’affaire, car
l’autre actionnaire est la famille Maus, qui détient des marques
comme Gant et Aigle, et surtout 90% de l’entreprise Devanlay, qui
fabrique les vêtements et la maroquinerie de la marque, soit 60% du
chiffre d’affaires (vous suivez ?). Et la famille Maus
mettrait bien la main sur Lacoste. Ce partenaire entré dans le
groupe de la famille, c’est un genre de loup dans la bergerie qui
pourrait tous les mettre dehors…ou pas.
Autre entreprise de
80 ans, qui fête son anniversaire cette année, c’est Monoprix.
Fondée par Max Heilbronn en 1832, avec un magasin à Rouen,
l’entreprise sera reprise par son fondateur après la guerre
(celui-ci ayant été déporté à Buchenwald et l’entreprise
confisquée par l les allemands). Et puis elle achètera une autre
enseigne, Prisunic, avec l’aide de Casino, en 1997 ; ce qui la
fera passer sous un actionnariat 50/50 entre Galeries Lafayette et
Casino ; En 2012, Casino rachète sa part à Galeries Lafayette
et devient l’unique actionnaire.
Cette entreprise est
aussi plutôt florissante ; le Directeur Général, Stéphane
Maquaire, l’affirmait dans Les Echos la semaine dernière :
« Notre capacité d’innovation, notamment en termes de
services et de relation client, est toujours aussi forte ».
Les fondateurs, et
la famille, n’ont plus le pouvoir, mais l’entreprise, elle, a
développé sa richesse avec d’autres propriétaires.
Richesse ou
pouvoir : voilà bien un dilemme pour l’entrepreneur.
Faut-il garder le
pouvoir et le contrôle de l’entreprise que l’on a fondé, pour y
rester le Roi, ou bien perdre ce contrôle, ouvrir le capital, voire
le passer à d’autres, pour être riche et permettre à
l’entreprise de continuer à se développer et à s’enrichir ?
C’est ce que Noam Wasserman appelle le « dilemme du
fondateur », dans un récent ouvrage ( « The Founder s’
dilemnas : Anticipating and Avoiding the pitfalls that can sink
a start up »). Selon lui, ce dilemme est une des raisons
essentielles des échecs des entrepreneurs. Et aujourd’hui, cela va
plus vite qu’il y a 80 ans : L’auteur a analysé 10 000
entrepreneurs pour identifier que 62% des fondateurs sont encore à
la tête de leur entreprise après la deuxième levée de fonds, puis
seulement 48% à la troisième. Mais généralement ces changements à
la tête des entreprises en question ne sont pas le fait des
fondateurs, mais poussés par le conseil d’administration.
Le dilemme de
l’entrepreneur, du fondateur, de la famille, c’est celui de gérer
cette tension entre la volonté forte de créer de la valeur, et
vite, et le désir de conserver le contrôle. Et quand l’entrepreneur
en vient à trop favoriser ce contrôle, il risque de prendre des
décisions incohérentes, et de mettre en danger l’entreprise. Et
inversement, celui qui aura pris la hauteur pour redonner sa liberté
à l’entreprise aura peut-être accès à des opportunités
nouvelles.
Car il n’est pas
sûr qu’il faille considérer que l’entreprise a pour seuls
propriétaires les actionnaires, même fondateurs. Si l’entreprise
se construit à partir de la réunion de ses associés, elle procède
aussi de ceux qui, dépassant le court terme et les jeux de pouvoir,
l’inscrivent dans une finalité qui n’est pas seulement
d’enrichir les associés et de faire perdurer leur pouvoir, mais
enrichir la cité, par le partage de liens économiques, financiers,
sociaux.
Pour cela, il faut
bien sûr avoir ce désir d’entreprendre pour « faire
société », et inclure dans son projet des gros mots comme la
confiance et la solidarité. C’est un peu la noblesse de
l’entrepreneur, celle qui protège des folies, et des querelles
douloureuses, que nous amènent ces combats entre pouvoir et
richesse.