Par Gilles Martin (chroniqueur exclusif) – Président du cabinet de conseil en stratégie et management PMP
Faire du collaboratif, faire marcher l’intelligence collective, c’est le mantra pour parler de l’entreprise performante. Presque une religion. Les silos disparaissent dans les entreprises grâce aux technologies, aux réseaux, et le travail collaboratif entre pairs, le travail en équipe, se développent.
C’est super, non ?
Pourtant ça peut déraper parfois. A force de collaboratif et de « Teamwork » certains dans nos entreprises passent de plus en plus de leur temps, jusqu’à 80%, à participer à des réunions, au téléphone, à répondre à des mails, passant d’un sujet à l’autre en permanence. Au point d’aboutir à une forme d’abrutissement et de ne plus prendre le temps de réfléchir et de se consacrer à un travail personnel correspondant à sa fonction. Ensevelis par des demandes des autres, qui recherchent un avis, une expertise, des idées, la participation à une nouvelle réunion de brainstorming, on risque alors l’indigestion et, pour l’entreprise elle-même, peut-être même une chute de performance.
La revue HBR de ce mois-ci fait état d’une enquête réalisée sur le sujet par trois chercheurs et professeurs américains (Rob Cross, Reb Rebele, Adam Grant) auprès de 300 entreprises. Les résultats sont étonnants.
Dans la plupart des cas, ce sont toujours les mêmes qui s’offrent de collaborer et participent à ces réunions ou aident les autres. A force d’aider et de collaborer, et d’apporter une réelle valeur, ils sont forcément repérés et on les sollicite de plus en plus. Forcément cela augmente leur performance et leur réputation, et la performance des équipes auxquelles ils participent. Mais cela peut conduire aussi à des blocages, car ces personnes qui sont des bons pour le collaboratif deviennent alors les goulets d’étranglement, et rien ne peut plus avance correctement sans eux, alors qu’ils n’arrivent pas à être partout en même temps. En plus, ils ne sont pas facilement identifiés, car ils sont sollicités de partout, par des personnes très diverses, sans que personne ne s’aperçoive que ce sont justement les mêmes personnes qu’elles sollicitent toujours.
Autre constat intéressant des trois chercheurs : Les personnes qui sont reconnues comme les meilleures sources d’informations et pour leur collaboration par leurs collègues, et aussi celles qui sont les plus demandées, sont aussi celles qui sont les moins engagées et les moins satisfaites de leur carrière. En clair, ce sont des personnes qui ne prennent pas plaisir à être ainsi sollicitées par des gens à qui elles donnent beaucoup et dont elles ne reçoivent pas assez. Résultat, ces personnes très sollicitées quittent l’entreprise, ou deviennent apathiques pour leurs collègues. Dans tous les cas, ce n’est pas terrible.
Si ce problème existe, ou représente un risque, comment alors peut-on le résoudre ou l’éviter ?
D’abord, identifier ces goulots d’étranglement cachés, ces déséquilibres entre la demande et l’offre de coopération. Le but est d’identifier les personnes les plus en risque dans ces jeux de coopération et d’aide mutuelle (pas toujours si mutuelle que ça).
Une fois ces personnes repérées, les auteurs proposent trois leviers pour agir.
- Faire changer les comportements : Donner la permission à ces collaborateurs de dire non. Ne pas être systématiquement dans la réaction immédiate aux sollicitations. Savoir s’arrêter à certaines heures, et déjà le week-end par exemple. Pareil pour toutes les réunions : peut-être peut-on en éliminer, réduire la durée de certaines, pour les rendre plus productives sur des durées plus courtes. Dans des Sièges ou Corporate qui grossissent, on ne se rend pas toujours compte de l’inflation de réunions de toutes sortes que cela provoque et de l’impact sur les agendas des managers. J’ai souvenir d’un dirigeant d’une unité industrielle dans un Groupe à l’organisation matricielle qui assistait la même semaine au CODIR de son unité, au COMEX de son chef, à la réunion des Directeurs Industriels de la Région, à la Réunion Qualité par produit, à la Réunion du Comité des engagements, etc. Il ne faisait que ça. Et dès que l’on créait une nouvelle ligne de produits dans le Groupe, ça augmentait.
- Utiliser la technologie et l’espace quand c’est pertinent : Oui, c’est vrai que le contact, les réunions d’homme à homme, on aime ça, c’est du vrai. Mais selon les sujets et les objectifs, les outils de messagerie, de chat, c’est pas mal non plus. Et puis on peut aussi rapprocher physiquement les personnes qui vont travailler plus souvent ensemble, même momentanément, plutôt que de se déplacer dans des réunions. Cela facilitera les échanges rapides.
- Déléguer plus : Plutôt que de submerger les « experts » pour collaborer, pourquoi ne pas déléguer à des niveaux plus proches du terrain la responsabilité de certains investissements, de certains changements, leur permettre de prendre des initiatives sans provoquer la réunion avec plein de monde.
Enfin, s’il y a autant de goulets d’étranglements c’est aussi parce que ces personnes bien repérées comme étant de bons coopérants ne sont pas assez nombreuses. Les autres sont aussi des gens compétents, mais qui n’ont pas envie de se casser la tête à aider les autres. Ils sont focalisés sur ce qui est pris en compte dans leur rémunération, et donc leur succès individuel. Ils veulent bien aider les autres si cela leur rapporte quelque chose. C’est pourquoi il est aussi possible d’encourager la collaboration, et de la diffuser plus largement, et non toujours pour les mêmes, en adaptant les systèmes de récompenses de l’entreprise. Faire de la collaboration un critère de reconnaissance peut permettre de mieux réguler l’ensemble.
Finalement, pour éviter l’indigestion et le dérèglement de la collaboration, et éviter qu’elle ne soit engorgée dans un trop petit nombre de personnes, la solution, c’est…..d’en faire encore plus avec plus de participants.
Vaincre l’indigestion en mangeant plus, à plusieurs. Le management a un estomac particulier.