Par Vincent Colot (chroniqueur exclusif) – Analyste financier
L’analyse d’une action revêt bien des aspects frustrants. Le malaise principal est que, quelle que soit l’application de l’analyste, il (ou elle) ne pourra jamais tout savoir de l’entreprise étudiée, à la fois parce qu’il (elle) n’est pas dans la tête des dirigeants de cette entreprise et parce qu’il (elle) n’a pas de boule de cristal pour prévoir l’avenir infailliblement (évolution de l’économie mondiale, évolution du secteur d’activité concerné, etc.).
Soit. Cette situation d’information incomplète fait partie du jeu et il faut bien l’accepter. Mais il est une autre frustration que tous les analystes ont un jour rencontrée. Après de longues heures de recherche minutieuse, l’analyse se termine par l’évaluation de l’action, traduction chiffrée des qualités et des défauts de l’entreprise dans une démarche prospective, et là … catastrophe ! : l’action est bien trop chère pour être achetée. Tout ce travail pour rien !!
Est-ce inévitable ? Non ! Voici une petite méthodologie assez rapide (de l’ordre du quart d’heure maximum) qui va vous permettre d’établir une première estimation de la valeur de l’action, sur base de laquelle l’analyste décidera si oui ou non il est utile de poursuivre le travail.
A n’appliquer cependant, et c’est important, qu’aux entreprises qui ont atteint un certain rythme de croisière depuis déjà plusieurs années.
Prenons une entreprise. Par exemple, l’américaine VF Corporation active dans les vêtements et accessoires d’extérieur (Lee, Wrangler, North Face, Kipling, etc). J’avais pris connaissance d’une étude récente vantant la rigueur de gestion de l’entreprise et je connaissais par ailleurs certaines de leurs marques. L’action cotant aux alentours de 80 USD (début septembre 2008), est-ce trop cher ou non ?
Procédons en deux temps.
Primo, quelle est la valeur de la capacité bénéficiaire actuelle (en anglais, on parle d’earnings power value) ? Il s’agit ici, sans prendre en compte le potentiel de croissance de l’activité, d’estimer ce que valent les bénéfices que peut réaliser l’entreprise en situation économique « normale ». Pour ce faire, nous allons effectuer un petit retour dans le passé (via le site Internet de l’entreprise) pour évaluer la rentabilité de l’entreprise sur l’ensemble d’un cycle économique, soit quelque 6 ans. La rentabilité sur fonds propres, celle qui nous intéresse, se calcule en divisant le bénéfice de l’entreprise par les fonds propres de celles-ci. Voici ce que cela donne :
2007 2006 2005 2004 2003 2002
16% 16,2% 17,4% 18,7% 20% 21,2%
La moyenne (qui est représentative de la situation économique normale recherchée, alors que peu importe en fait si cette « normalité » n’existe pas forcément) fournit une rentabilité de référence de 18,25%.
Il suffit alors d’appliquer ces 18,25% aux fonds propres actuels de l’entreprise, à savoir 33,2 USD par action (les fonds propres divisés par le nombre d’actions), ce qui donne : 0,1825 * 33,2 USD = 6,1 USD.
6,1 USD serait donc le bénéfice par action moyen dont l’entreprise est capable avec ses moyens existants sur l’ensemble d’un cycle économique. Pour retrouver, à partir de là, la valeur de l’action qui est dérivée de sa capacité bénéficiaire actuelle, il faut diviser ce chiffre de 6,1 USD par le taux de rendement requis (en fait, un taux d’actualisation appliqué à un flux futurs de bénéfices par actions annuels de 6,1 USD) pour ce type d’action. C’est une étape délicate car, selon le taux utilisé, le résultat peut être sensiblement différent. Pour une entreprise bien établie dans son secteur et ne présentant a priori pas de grosse faiblesse de gestion, on peut utiliser un taux allant de 8% à 10%. Cela signifie qu’un rendement annuel entre 8 et 10% est considéré comme normal pour une action de ce type. En fait, plus une action est considérée comme risquée et plus on utilisera un taux élevé. Voyons ce que cela donne dans notre cas :
– avec 8% : 6,1/0,08 = 76 USD
– avec 9% : 6,1/0,09 = 68 USD
– avec 10% : 6,1/0,10 = 61 USD
Comme vous le voyez, la différence entre l’utilisation de 8% et de 10% est significative : on passe d’une valeur de 76 USD à une valeur de 61 USD. En fait, au-delà des caractéristiques fondamentales de l’entreprise, le choix du taux d’actualisation dépendra du degré d’exigence et de prudence de l’analyste : dans notre cas, optons pour la médiane de 9%.
Faisons le point, nous avons pour le moment une valeur de l’action de 68 USD à comparer avec un cours boursier de 80 USD. L’action est donc trop chère ?
Pas nécessairement car il reste une deuxième étape : évaluer le potentiel de croissance rentable de l’entreprise. Celui-ci est directement lié à la présence ou non dans le cas de l’entreprise étudiée d’un ou plusieurs avantages concurrentiels forts, par exemple :
· des économies d’échelle
· la capacité à attirer et à garder durablement des clients (e.a.marques fortes)
· des technologies propriétaires.
Que savons-nous déjà ? Que sur la base d’un cours de 80 USD et de nos hypothèses de travail, la Bourse évalue à 12 USD (80 USD – 68 USD) le potentiel de croissance rentable de l’entreprise. Ne serait-ce, à ce stade encore très provisoire de l’analyse, que par les marques du portefeuille de produits de VF Corporation, on peut raisonnablement estimer que l’entreprise dispose d’un potentiel de croissance rentable positif. Mais de quelle ampleur ? C’est encore un peu tôt pour trancher ce point : seule une analyse approfondie peut tenter d’y répondre. En tout état de cause, nous abandonnerions notre effort d’analyse ici si le potentiel de croissance représentait plus de 50% de la valeur de la capacité bénéficiaire actuelle, soit dans notre cas, 34 USD. Ce n’est pas le cas. Comprenez-moi bien. Je ne dis pas ici que l’action VF Corporation est bon marché à un cours de 80 USD par action, pas plus que je ne vous engage à acheter cette action les yeux fermés : je dis juste que, a priori, elle ne semble pas, au bout d’une première « analyse » de quelques minutes, suffisamment chère que pour refermer le dossier et passer à autre chose.