Par Gilles Martin (chroniqueur exclusif) – Président fondateur de PMP et fondateur de Youmeo
Avec la période actuelle, le virus qui circule, on reparle de « tracking », de contrôle des infectés par applications sur mobile destinées à nous surveiller. En Chine, tout ça a l’air de sa passer naturellement ; en France, on n’a pas commencé, mais c’est une autre affaire. Certains commencent déjà à s’insurger contre ce qui constituerait une atteinte aux libertés individuelles. Ces systèmes de contrôle, qui risqueraient de perdurer, seraient une nouvelle façon, moderne, de nous maintenir en prison.
C’est vrai que contrôler, surveiller, c’est une façon de limiter la liberté de celui que l’on contrôle ou surveille. Même chose dans nos entreprises. Le télétravail, ok, mais est-ce que les salariés travaillent vraiment. Qui se souvient de la PDG de Yahoo, Marisa Meyer, en 2013, qui avait interdit le télétravail, en ayant observé, en surveillant les logs de connexion VPN, que certains salariés ne se connectaient jamais, ou pas assez souvent.
Pour déterminer les meilleurs moyens de surveillance et de contrôle, on peut remonter assez loin, et notamment au modèle proposé par le philosophe libéral anglais Jérémy Bentham en 1791. C’est un modèle qui inspire encore les gouvernants. Bien sûr, Jeremy Bentham ne parlait pas de la surveillance des malades du coronavirus, ni de l’usage des applications sur mobile ; mais les principes qu’il énonçait peuvent néanmoins nous éclairer plus qu’on ne croit. Ouvrons son « Mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons d’inspection ». Il appelle ça un « Panoptique », et propose ce mémoire à l’Assemblée nationale française, la première représentation nationale « moderne », élue par suffrage censitaire, qui vient tout juste d’être mise en place. Ce mémoire que l’on peut lire aujourd’hui dans sa version française est le projet élaboré par Etienne Dumont à partir des manuscrits de Bentham, et tel que présenté à l’assemblée nationale de 1791. Le texte est devenu un classique de la pensée politique, et plus que jamais d’actualité aujourd’hui.
Le but est clairement énoncé dès les premières lignes du mémoire en question :
« Si l’on trouvait un moyen de se rendre maître de tout ce qui peut arriver à un certain nombre d’hommes, de disposer de tout ce qui les environne, de manière à opérer sur eux l’impression que l’on veut produire, de s’assurer de leurs actions, de leurs liaisons, de toutes les circonstances de leur vie, en sorte que rien ne pût échapper ni contrarier l’effet désiré, on ne peut pas douter qu’un moyen de cette espèce ne fût un instrument très énergique et très utile que les gouvernements pourraient appliquer à différents objets de la plus haute importance ».
Son projet de panoptique vise à proposer un modèle de prison idéal.
Alors, comment est-elle cette prison idéale ?
Ce serait « un bâtiment circulaire ; ou plutôt deux bâtiments emboîtés l’un dans l’autre. Les appartements des prisonniers formeraient le bâtiment de la circonférence sur une hauteur de six étages : on peut se les représenter comme des cellules ouvertes du côté intérieur, parce qu’un grillage de fer peu massif les expose en entier à la vue. Une galerie à chaque étage établit la communication ; chaque cellule a une porte qui s’ouvre sur cette galerie. Une tour occupe le centre : c’est l’habitation des inspecteurs ; mais la tour n’est divisée qu’en trois étages, parce qu’ils sont disposés de manière que chacun domine en plein deux étages de cellules. La tour d’inspection est aussi environnée d’une galerie couverte d’une jalousie transparente, qui permet aux regards de l’inspecteur de plonger dans les cellules, et qui l’empêche d’être vu, en sorte que d’un coup d’œil il voit le tiers de ses prisonniers, et qu’en se mouvant dans un petit espace, il peut les voir tous dans une minute. Mais, fût-il absent, l’opinion de sa présence est aussi efficace que sa présence même ».
« L’ensemble de cet édifice est comme une ruche dont chaque cellule est visible d’un point central. L’inspecteur invisible lui-même règne comme un esprit ; mais cet esprit peut au besoin donner immédiatement la preuve d’une présence réelle. Cette maison de pénitence serait appelée panoptique, pour exprimer d’un seul mot son avantage essentiel, la faculté de voir d’un coup d’œil tout ce qui s’y passe ».
L’avantage fondamental du panoptique est évident : « Être incessamment sous les yeux d’un inspecteur, c’est perdre en effet la puissance de faire le mal, et presque la pensée de le vouloir ».
Ce qui fait la puissance du dispositif, c’est l’inspection : « Voilà le principe unique, et pour établir l’ordre, et pour le conserver ; mais une inspection d’un genre nouveau, qui frappe l’imagination plutôt que les sens, qui mette des centaines d’hommes dans la dépendance d’un seul, en donnant à ce seul homme une sorte de présence universelle dans son domaine ».
Il s’agit donc d’un système de surveillance transparente : on y trouve intérêt à être surveillé car les autres le sont aussi. Ce modèle est celui qui aujourd’hui fait accepter les caméras de surveillance par celui qui pense n’avoir rien à se reprocher, et se sent protéger par ces caméras qui vont traquer les délinquants et les criminels. Dans l’esprit de Bentham, le système de transparence fonctionne dans les deux sens, car cette transparence généralisée est aussi pour lui le garant contre les ingérences gouvernementales. Les agents publics et les représentants de l’Etat doivent, eux-aussi, être « regardés », comme des délinquants virtuels, du seul fait de leur position de pouvoir. Ainsi les « inspecteurs » sont alors la presse libre, le suffrage universel, le contrôle des dirigeants (il développera ces thèses après le Panoptique).
Le modèle de Jérémy Bentham est donc particulièrement efficace car il conduit à un système, non pas totalitaire, mais à une formule de contrôle mutuel des surveillants et des surveillés. Il peut ainsi être extrapolé à la société dans son ensemble. Citons le mémoire :
« Un des grands avantages collatéraux de ce plan, c’est de mettre les sous-inspecteurs, les subalternes de tout genre, sous la même inspection que les prisonniers : il ne peut rien se passer entre eux qui ne soit vu par l’inspecteur en chef. Dans les prisons ordinaires, un prisonnier vexé par ses gardiens n’a aucun moyen d’en appeler à l’humanité de ses supérieurs ; s’il est négligé ou opprimé, il faut qu’il souffre ; mais dans le panoptique, l’œil du maître est partout ; il ne peut point y avoir de tyrannies subalternes, de vexations secrètes. Les prisonniers, de leur côté, ne peuvent point insulter ni offenser les gardiens. Les fautes réciproques sont prévenues, et, dans la même proportion, les châtiments deviennent rares ».
En pratique, grâce à ce système panoptique, la prison est « transparente et ouverte », et « chacun peut juger par soi-même si l’entrepreneur remplit les fonctions de sa place ». Car pour Jérémy Bentham, un tel système devrait être géré par un entrepreneur sous contrat, et non par des fonctionnaires salariés, insuffisamment intéressés aux résultats du dispositif (un long exposé est consacré à cet aspect dans le mémoire, de quoi effrayer peut-être les députés de 1791, qui, d’ailleurs, n’adopteront pas le mémoire).
Ce système qui permet une visibilité pour tous des comportements, Bentham imagine de l’appliquer, à la fin de son mémoire, à d’autres milieux comme l’hôpital, l’école, la manufacture, c’est-à-dire des milieux « où l’on doit réunir l’inspection et l’économie » (il appelle économie le souci de gérer au mieux et sans dépenses inutiles). « Un hôpital panoptique ne pourrait admettre aucun abus de négligence ni dans la propreté, ni dans le renouvellement de l’air, ni dans l’administration des remèdes : une plus grande division d’appartements servirait à mieux séparer les maladies ; les tubes de fer blancs donneraient aux malades une communication continuelle avec leurs gardiens ; un vitrage en dedans au lieu de grilles laisserait à leur choix le degré de température ; un rideau pourrait les soustraire à tous les regards ».
C’est aujourd’hui exactement ce système qui est à l’œuvre avec les systèmes de prédiction des comportements mis en œuvre par les plateformes comme Facebook ou Amazon. Et ce serait aussi, pour certains, un modèle pour le suivi des malades du coronavirus et des personnes les ayant approchés.
Jérémy Bentham est mort en 1832, et, selon sa volonté, a été momifié et est exposé à l’University College à Londres, revêtu de ses beaux habits en position assise.
Allons-nous vivre, dans cette période, un nouvel élan de panoptisme, un retour du panoptisme comme une dystopie menaçante, ou un principe de réalité pour se sortir de la crise ? Les débats sont ouverts.
Tout dépend si l’on s’en réfèrera aux principes libéraux de Bentham, ou si des dérives, faciles à imaginer, pourraient nous en éloigner.
A suivre, l’œil ouvert.