Par Samir (chroniqueur exclusif) – "Jeune, Rebeu & Millionnaire"
Dan est ce que l’on peut appeler un américain typique… le genre de modèle standard que l’Oncle Sam fabrique à tour de bras sur la base d’un modèle qu’il a lui-même inventé : le taylorisme. Quand on avait demandé à Henry Ford s’il proposerait bientôt une palette de couleurs plus étendue aux clients de son emblématique Model T, il fit cette célèbre réponse :
« My clients can have any color they want as long as it’s black »…
« Mes clients peuvent avoir la couleur qu’ils souhaitent… pourvu qu’elle soit noire » (you really need to learn some English if you had to read this)
De la même façon, Dan et ses compatriotes sont livrés en « kit »… tous équipés du même « package »: un accent bubble-gum, un sourire tatoué sur la gueule, une coupe de cheveu « Ricky ou La Belle Vie » et une ignorance totale (mais assumée) des codes de l’élégance vestimentaire masculine. On pourrait même parler d’illettrisme en la matière… je n’ai jamais compris ce fétichisme malsain qui pousse certains à collectionner les chaussures à bout carré.
Dan arborait sa plus belle paire de sabots ce jour là. Je l’avais invité à déjeuner chez le seul Japonais que la faune de nos bureaux de Manhattan ne fréquentait pas : on parle plus ouvertement quand on sait certaines oreilles loin de soi. J’avais appris, par des voies détournées, qu’il nous avait rejoints après avoir été sèchement remercié par son précédent employeur Tyco (connu pour ses méthodes expéditives aux US).
– Qu’est- ce qui s’est vraiment passé là-bas Dan ? je lui posais la question tout en portant une tasse de thé à mes lèvres, comme si sa réponse m’importait moins que le besoin organique d’être apaisé par les herbes de mon breuvage
– Wal mart… répondit il laconiquement
– Quoi Wal Mart ?
– Wal Mart nous a flingué
– Explique…
– OK… je bossais dans une division de Tyco qui fabriquait des cintres. Notre plus gros client était Wal Mart… pour des raisons évidentes. Il représentait quelque chose comme 80% de nos revenus. C’est dire la situation de dépendance extrême dans laquelle nous nous trouvions. Notre commando de vendeurs nous avait appelé à la rescousse pour « vendre » une hausse de prix aux acheteurs de Sam Walton qui à chaque rencontre répètent la devise du fondateur : « everyday low prices »… c’est devenu une putain de religion chez eux. Ils étaient terrifiés à l’idée d’affronter ces prêtres pour qui le « cost killing » était une sainte ascèse. Mais notre situation financière était critique. La hausse des matières premières avait dévoré le peu de profitabilité que dégageait notre business… nous avions déjà reçu deux avertissements du Board de Tyco sur nos marges… tu sais Samir, eux, ils ont pas de problèmes chez Tyco… si, par exemple, tes « overheads » dépassent 15% de tes « sales » pendant une année… tu gaspilles une vie… un peu comme Mario qui tombe dans un trou sur ta Super Nintendo. Quand t’étais gamin t’en riais. Nous on faisait dans notre froc mec. On avait trois vies… et on en avait déjà bouffé deux. C’était notre dernière chance de montrer à nos actionnaires qu’on avait le droit de faire partie de la famille Tyco… on savait qu’un échec entraînerait la fermeture définitive de notre usine du New Jersey.
– Damn ! C’était quoi votre stratégie ?
– Montrer nos comptes à Wal Mart… jouer la transparence… on avait fait des graphs qui montrait l’évolution des matières premières ces dernières années. On avait modélisé l’impact sur notre « gross margin »…putain, on avait même un « slide » où l’on montrait à Wal Mart qu’on avait accepté d’opérer dans le rouge pour étancher leur soif de sang… parce que ces enc*** nous vampirisait mec. On est allé jusqu’à leur faire une décomposition des coûts… la transparence la plus totale… genre : « putain regardez les gars… c’est pas des salades qu’on vous raconte »
– OK… vous avez construit votre « case »… et tu vas me dire qu’il a rien compris ce paysan de l’Arkansas ??? (Note de Samir : Wal Mart a son siège à Bentonville dans l’Arkansas)
Dan se laisse aller à un grand rire qui laisse voir des dents d’un blanc polaire. Je me souviens m’être dis qu’il aurait pu faire de la pub pour Crest… si seulement il se sapait mieux…
– En fait, on est descendu avec toute une équipe de vendeur et de financiers… on s’est lancé dans une présentation grandiloquente devant deux mecs stoïques. Genre « poker face »… tu vois le style ?
– Ouais…
– Le dernier slide montrait un chiffre précédé d’un signe « + »… c’est le seul moment où j’ai vu l’un des deux bouger un sourcil… un peu comme le réflexe irrépressible d’un vampire qui recule devant la croix latine. Tu vois ?
Je souris devant l’habileté dans l’analogie… et demande aussitôt :
– « + » combien ?
– +15%… merde… c’est pas la mer à boire.
– OK… qu’est ce qu’ils ont dit ?
– L’un deux a commencé par nous remercier pour la profondeur de notre analyse et pour notre transparence. Il s’est levé et il a quitté la salle. J’ai vu un des vendeurs se décomposer littéralement sous mes yeux. Il était à deux doigts de mouiller son pantalon. L’autre acheteur nous a ensuite tendu une feuille A4… nous nous la sommes passée… ils demandaient – 15% ces enfoirés. Là, j’ai sorti ma cape de Zorro et je suis rentré dans une démonstration du dernier espoir. J’étais sûr de moi. Je lui montrais que nous avions déjà délocalisé une partie de la production dans la région du Mexique où le travail est le moins cher, que nos coûts étaient déjà les plus bas du marché. Que nous avions optimisé au maximum ce qui était « optimisable »… qu’ils ne trouveraient pas mieux que nous sur le marché. Et tu sais ce qu’il m’a répondu cet enfoiré ?
– Non..
– “Your costs are wrong. You shouldn’t be in Mexico. You should be in China right now”. Il nous a fait le suprême affront de prendre un planisphère et de nous montrer la région particulière à laquelle il pensait. Ce connard connaît tous les coûts horaires de la planète. Il commençait même à nous expliqué que la Chine commençait à regarder vers l’Afrique à cause de l’inflation des salaires chinois. Il a conclu son cours magistral par un coup de poignard là où ça fait mal : « you didn’t do your homework properly guys »
– Wow… vous êtes repartis comme vous êtes venus.. ?
– Non… en venant nous avions l’idée de repartir avec une légère croissance de nos volumes. En repartant nous partions avec la promesse qu’ils déclineraient de 60% la première année… pour ne plus rien représenter l’année suivante. Eux, ils avaient fait leur « homework »… ils avaient déjà préparé la solution de remplacement. Un chinois. What else ?
Cette histoire m’a fait énormément réfléchir. Elle m’accompagne tous les jours même. Pourquoi ? D’une part elle confirme la formidable emprise de l’Empire du Milieu sur le business mondial , mais, plus que cela, elle montre de manière beaucoup plus profonde, que la globalisation est une force en perpétuel mouvement vers le « better », « faster », « cheaper » et tous les autres « –er » du Collins Cobuild. Un treadmill géant sur lequel tu peux, toi aussi, courir…mais qui possède les particularités de ne jamais s’arrêter, de voir sa vitesse sans cesse augmenter et d’accueillir toujours plus de participants.
Bienvenue dans la Globalisation 3.0. La Globalisation 1.0 (XIXème– début du XXème) voyait les Nations se concurrencer les unes les autres. Ce sont les entreprises qui se sont faites la guerre pendant la Globalisation 2.0 (XXème). Aujourd’hui (et pour longtemps) c’est chacun pour sa peau… tu es en concurrence directe avec les geeks des banlieues de New Dehli. La Globalisation 3.0 c’est toi contre les autres. Mano a mano. No rules. Sauf la sacro-sainte loi qui donne prééminence aux intelligences supérieures. Celle-ci est aussi immuable que celle de la gravité.
La Chine se tourne vers l’Afrique… on dit de ce continent qu’il est le berceau de l’humanité. Il est en tout cas le lieu où est enseigné cette sagesse ancienne mais ô combien contemporaine :
« Tous les matins en Afrique, une gazelle s’éveille. Elle sait qu’elle doit courir plus vite que le plus rapide des lions ou elle finira dans son ventre. Tous les matins en Afrique, un lion s’éveille. Il sait qu’il devra courir plus vite que la moins rapide des gazelles ou il mourra de faim. Quand le soleil se lève, peu importe que tu sois un lion ou une gazelle : t’as intérêt à courir »
Tyco est mort de faim. Trop lent.
Aujourd’hui ce sont les entreprises qui meurent. Demain il y a aura du sang humain par terre… et pas seulement à cause des délocalisations (je ne parle pas ici des low-skilled jobs). Je parle de la caste des « cadres ».
Wanted. Dead or alive.
P.S : si tu veux te joindre au troupeau des gazelles les plus rapides. C’est par ici