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ar Gilles Martin (chroniqueur exclusif) - Président du cabinet de conseil en stratégie et management PMP
Vous connaissez peut-être ce type de leaders qui pensent que
leur statut même de chef leur donne la grâce d’être un leader complet : la
capacité de donner du sens et de démêler les situations les plus complexes, une
imagination puissante leur donnant le talent de peindre une vision qui génère
l’enthousiasme, le savoir-faire opérationnel pour traduire la stratégie en
plans d’actions concrets, et les qualités relationnelles pour susciter
l’engagement de leurs collaborateurs.
Bien sûr, ils vont vous dire qu’ils « écoutent »
leurs collaborateurs et les autres, qu’ils travaillent « en
équipe » ; mais in fine, vient un moment, et ils le revendiquent, où
ils prennent les « choses en main », ils font taire les contestations :
« c’est comme ça, et pas autrement ; faites ce que je vous dit,
puisque c’est moi le chef ». Il est parfois conscient que cela crée de la
frustration chez les autres, mais « je n’ai pas le choix ; il faut
assurer la qualité d’abord, et je sais ce qu’il faut faire pour le client ;
je n’ai plus le temps de discuter et de réfuter les arguments de ceux qui ne
pensent pas comme moi ; il faut avancer ».
Cette conception du leadership, c’est un peu celle du
« chef qui a toujours raison, ou au moins le dernier mot ». C’est la
conviction que le leader est un être complet, capable des meilleures synthèses,
de la rapidité de décision, et que, derrière, ses collaborateurs, qu’il croit
« écouter », n’ont pas ce niveau de « complétude » qui est
le sien.
Ce qu’engendre généralement ce type de croyance de
« complétude » chez un tel leader, c’est un sentiment de peur et
d’inconfort : la peur d’apparaître incompétent, de « ne pas
savoir ». Alors, pour se protéger, il va toujours chercher à démontrer ses
certitudes, à les proclamer, surtout lorsqu’il n’en a pas plus que ça, et qu’il
se sent dans la confusion la plus totale.
Malheureusement, des moments de confusion et d’incertitudes,
il y en a de plus en plus en ce moment dans nos entreprises, notre société. Et
ce genre de leader cause les plus grands dommages, sans même parfois qu’ils
s’en rendent compte, aux organisations et à leur entourage.
Deborah Ancona, professeur au MIT, a développé un cadre pour
valoriser ce qu’elle appelle le « leader incomplet ». Pour elle,
c’est ce « leader incomplet », à l’opposé du mythe du leader complet,
qui est le salut du leadership dans les organisations d’aujourd’hui.
Le « leader incomplet », ce n’est pas le leader
incompétent, celui qui ignore ses points faibles et fait des bêtises ;
non, c’est celui qui a bien cerné ses points faibles et points forts, pour
mieux s’entourer, déléguer, coopérer avec les autres, quelle que soit leur
position hiérarchique, et même si ils ne sont pas des collaborateurs de
l’entreprise.
Elle a conçu un modèle autour de quatre compétences qui
constituent le leadership dit « distribué », c'est-à-dire qu’aucun
leader n’est a priori excellent sur les quatre, et doit s’allier pour
constituer le meilleur leadership des quatre.
Les quatre compétences sont : « Sensemaking »
(capacité à donner du sens, à comprendre le contexte), « relating »
(construire des relations à l’intérieur et à l’extérieur des organisations),
« visioning » (créer une image du futur), « inventing »
(développer de nouveaux moyens pour réussir la vision).
La première, le « Sensemaking », n’est pas la plus
facile à appréhender et à développer. Selon le psychologue Karl Weick, qui a
beaucoup étudié ce concept, il s’agit de la qualité de celui qui comprend le
contexte et communique un sens aux autres, entraînant à l’action. C’est un peu
comme une carte qu’il brandirait, et dont il convaincrait tout le monde de
suivre le cap et les instructions.
A ce sujet, Deborah Ancona livre, dans un de ses écrits, une
anecdote savoureuse qui illustre parfaitement cette qualité.
Elle concerne une unité militaire envoyée en mission dans
les Alpes. Les soldats de cette unité ne connaissent pas très bien le terrain,
et soudain il se met à neiger ; et la neige tombe pendant deux jours
d’affilée. Il devient difficile de voir au travers de cette neige abondante ;
les hommes se considèrent perdus et commencent à paniquer ; ils ont faim,
ils ont froid. Tout d’un coup, l’un d’eux sort une carte de sa poche. Tous les
autres se précipitent autour de lui, pour essayer de deviner où ils se
trouvent, et comment ils peuvent s’en sortir. Le calme revient, ils se
repèrent, et identifient une route pour rentrer à leur base. Ils lèvent le
camp, se mettent en action. Bien sûr ils ne se repèrent pas toujours bien, et
ils besoin de ce « sensemaking » ; ils demandent de l’aide à des
villageois qu’ils rencontrent sur leur chemin, et finalement, d’étape en étape
ils arrivent à rejoindre leur base.
L’un des soldats de la base leur demande comment ils ont
fait pour rentrer. Ils évoquent alors cette carte que, heureusement, l’un
d’entre eux avait avec lui. Mais en regardant cette carte de nouveau, ils
s’aperçoivent que cette carte n’est pas la carte des Alpes, ….mais celle des
Pyrénées !
Moralité : ce qui donne du sens, quand on a froid et
faim, c’est la carte, même si ce n’est pas la bonne.
Pour pousser à l’action, donner du sens, il vaut mieux, au
lieu d’attendre de trouver celle des Alpes, utiliser celle des Pyrénées.
Ce message est aussi pour les consultants et les
entrepreneurs : pour avancer, n’importe quelle carte fait l’affaire ;
ce qui compte, c’est d’y aller et de donner un cap pour l’action.