Par Vincent Colot (chroniqueur exclusif) – Analyste financier
Celui qui prend le temps de vagabonder sur la Toile (flânons, ne surfons pas à toute vitesse !) a toutes les chances d’y découvrir quelques pépites. Cela vaut pour tous les sujets, et assurément pour la finance boursière. Au-delà des sites « institutionnels » (journaux, banques, courtiers en ligne, sites d’entreprises), le flâneur curieux peut découvrir des sites de passionnés de la chose financière qui éditent des contenus dont la qualité peut être remarquable.
C’est assurément le cas de Objectif Eco, un site/blog auquel collabore Loïc Abadie, ingénieur de formation travaillant dans le secteur de l’éducation à La Réunion. Un article publié le 15 août de cette année a particulièrement attiré mon attention : « Un CAC 40 à 3 chiffres, vision délirante, vraiment ? » (ici)
Loïc part d’un constat : depuis une trentaine d’années, la part des actifs incorporels (encore appelés immatériels ou intangibles) en proportion des capitaux propres des entreprises n’a cessé de croître, pour atteindre un niveau de près de 2/3 de ceux-ci. Et la majeure partie de ces actifs incorporels est constituée par les écarts d’acquisition (« goodwill ») issus de rachats d’autres entreprises.
Oops ! Ue seconde ! De quoi s’agit-il au juste ?
Lorsqu’une entreprise en rachète une autre, elle paie souvent les actions un prix supérieur à la valeur comptable des fonds propres : cette survaleur est appelée « écart d’acquisition » et correspond au supplément de valeur (par rapport aux fonds propres) que comporte à un niveau stratégique et commercial l’entreprise cible pour l’entreprise acquéreuse. Ce goodwill apparaît parmi les actifs de l’entreprise acquéreuse et a vocation à y rester tant que celle-ci ne perçoit pas de bonnes raisons de l’amortir.
Donc, avec le temps, une proportion croissante des fonds propres repose sur des actifs incorporels dont la valeur est pour le moins douteuse ; en effet, il n’est pas rare qu’une entreprise achète une autre à un prix trop élevé par rapport à sa valeur réelle, ce qui entraîne un goodwill, pour le moins … très immatériel, voire inconsistant ! Bref, du vent !
Loïc de poursuivre son raisonnement : si on tient compte de cette évolution, il est sans doute raisonnable, lorsqu’est appliqué le ratio de valorisation bien connu « Cours de Bourse/Valeur comptable des fonds propres » de corriger cette valeur comptable en la privant de ces actifs immatériels inconsistants. Ce faisant, on passe, pour l’ensemble du CAC 40, d’une valeur (au 15 août dernier) de 1,32 (avec les fonds propres complets, ce qui est raisonnable) à une valeur de 3 (avec les fonds propres corrigés, ce qui est nettement plus cher) !
En n’utilisant plus que les fonds propres tangibles (à savoir, les fonds propres débarassés des actifs immatériels) et en recourant à un peu de politique fiction (mais que font d’autre les analystes des grandes banques ?), Loïc en déduit que, en cas d’un retour d’une forte récession durable (qu’il considère comme probable), le CAC 40 pourrait théoriquement tomber aux alentours de 800 points (contre plus de 3600 points actuellement). En effet, compte tenu d’une dévalorisation radicale des fonds propres des banques en pareil cas, un ratio « Cours de Bourse/Valeur comptable des fonds propres (tangibles) » à une valeur de sécurité de 1 pour le CAC 40 donnerait un indice à 845 points
Mais notre ingénieur termine sur une note un peu plus optimiste car il reconnaît que, si le pire n’est jamais décevant, il n’est pas pour autant certain : il s’en tient dès lors à une prévision moins dramatique allant de 1500 à 1700 points.
C’est ici que j’ajoute mon grain de sel.
Certes, il est indéniable que , dans les comptes actuels des grandes entreprises du CAC 40, on trouve des actifs à la valorisation douteuse, comme les écarts d’acquisition. Et il est sans doute légitime de ne pas en tenir compte lorsqu’on cherche à estimer la valeur potentielle du CAC 40 en cas de récession durable.
Mais … (car il y a un « mais ») …
Il n’en est pas moins vrai que d'autres actifs intangibles (que ces fameux goodwills issus d'acquisitions) ne sont pas repris dans les bilans alors qu'ils ont une valeur bien réelle (sauf à considérer la cessation d'activités des entreprises) car elles sont une condition aux ventes et aux bénéfices (marques, know hows divers, …). Un sac qui ressemble à un sac Louis Vuitton mais qui n’en est pas un se vendra moins cher qu’un original de la marque. Eh bien, cette image de marque LV n’est nulle part reprise à l’actif du bilan de LVMH. Même si elle est immatérielle, les fonds propres de LVMH devraient être réévalués pour en tenir compte. Un raisonnement semblable peut être tenu pour bien d’autres entreprises du CAC 40 (L’Oréal, Danone ,etc). En considérant ces actifs fantômes à leur "juste" valeur, l'ampleur théorique du krach serait moindre : même en cas de récession majeure et durable, on ne passerait sans doute pas de 3600 points à 800 points, comme dans le scénario théorique pessimiste de Loïc. En considérant que 1/6 (chiffre contestable, je l’admets bien volontiers mais qui tient compte, selon moi, d’une révision à la baisse due à une crise majeure) de la capitalisation boursière des entreprises du CAC 40 est constitué d’actifs immatériels qui ont une vraie valeur mais qui ne sont pas repris dans les comptes, alors on peut considérer une valeur aux alentours de 1500 points comme point le plus bas réaliste. C’est tout de même moins de la moitié de la valeur actuelle de l’indice.
A bon entendeur …