Par Gilles Martin (chroniqueur exclusif) – Président fondateur de PMP et fondateur de Youmeo
Il y a des livres dont on dira qu’ils sont « un chef d’œuvre de la littérature du XXème siècle ». C’est le cas du « livre de l’intranquillité » de Fernando Pessoa.
Ce livre a été écrit par l’auteur, à Lisbonne, sa ville natale, entre 1913 et la date de sa mort, en 1935. IL ne s’agit pas d’un livre abouti, mais de papiers éparts retrouvés dans une malle, en 1982.
Fernando Pessoa y prend la personnalité de Bernardo Soares, un personnage inventé, son hétéronyme.
Depuis 1982, de nombreuses éditions se sont succédé, l’ordre des pages à assembler faisant l’objet de plusieurs interprétations. Idem pour les traductions en français. La dernière date de 2018, avec un titre différent, « le livre de l’inquiétude ». Je me suis plongé dans celle de 2011, par Françoise Lay, à l’occasion d’un voyage à Lisbonne. C’est toute une poésie et une ambiance qui m’a ainsi accompagné comme une musique pendant le séjour.
Le livre se présente comme un journal de bord, une chronique des travaux et des jours, où il ne se passe rien, d’un « employé de commerce » occupé à son bureau de travaux comptables. C’est une « autobiographie sans évènements ». Ce personnage vit dans ses rêves, mais s’intéresse aussi à tout ce qui surgit dans le monde extérieur, les formes, les couleurs, les bruits, le climat de sa ville natale, les choses insignifiantes de la vie. C’est de là qu’émerge une « poésie du réel », décrivant soigneusement ce que Robert Bréchon, dans la préface ; appelle « le néant chatoyant de la vie quotidienne ».
Déjà, ce terme d’« intranquillité » qui est utilisé par Bernardo Soares, décrit l’incapacité pour sa conscience, fluctuante et volatile, de s’amarrer au réel , à soi-même, au monde, pour être quelque chose ou quelqu’un. C’est de ce texte que date ce néologisme, en 1988, qui est devenu maintenant d’usage courant.
Citons l’auteur lui-même :
« Je suis donc ainsi fait, futile et sensible, capable d’élans fougueux qui m’absorbent tout entier, bons et mauvais, nobles et vils – mais jamais d’un sentiment durable, jamais d’une émotion qui persiste qui pénètre la substance de l’âme. Tout en moi tend à être aussitôt autre chose ; une impatience de l’âme contre elle-même, comme on peut l’avoir contre un enfant importun ; une intranquillité toujours plus grande et toujours semblable. Tout m’intéresse, rien ne me retient. Je m’applique à toute chose en rêvant sans cesse ; je fixe les moindres détails de la mimique faciale de mon interlocuteur, je remarque des inflexions millimétriques dans les phrases qu’il prononce ; mais, alors même que je l’entends, je ne l’écoute pas, je pense à tout autre chose et ce que je me rappelle le moins, de notre conversation, c’est justement ce qui s’y est dit – d’un côté ou de l’autre ».
Ce que ces pages font découvrir, entre autres, c’est cette capacité à rêver, à observer, à sentir.
Et l’on se prend, en lisant doucement ces lignes, à avoir envie aussi d’observer et de sentir comme Bernardo Soares.
« Vivre, c’est être un autre. Et sentir n’est pas possible si l’on sent aujourd’hui comme l’on a senti hier : sentir aujourd’hui la même chose qu’hier, cela n’est pas sentir – c’est se souvenir aujourd’hui de ce qu’on a ressenti hier, c’est être aujourd’hui le vivant cadavre de ce que fût hier la vie, désormais perdue.
Tout effacer sur le tableau, du jour au lendemain, se retrouver neuf à chaque aurore, dans une revirginité perpétuelle de l’émotion – voilà, et voilà seulement ce qu’il vaut la peine d’être, ou d’avoir, pour être ou avoir e qu’imparfaitement nous sommes ».
Avec cette leçon d’observation, j’ai parcouru Lisbonne, où j’étais déjà venu, comme une première fois. Et j’ai ramené avec moi cette impression qui permet d’ouvrir les yeux et la créativité sur le monde.
Encore un peu, Bernardo, pour regarder Lisbonne ?
« Collines escarpées de la ville ! Vastes architectures que les flancs abrupts retiennent et amplifient, étagements d’édifices diversement amoncelés, que la lumière entretisse d’ombres et de brûlures – vous n’êtes aujourd’hui, vous n’êtes moi que parce que je vous vois, vous êtes ce que vous ne serez plus demain, et je vous aime, voyageur penché sur le bastingage, comme un navire en pleine mer croise un autre navire, laissant sur son passage des regrets inconnus ».
Pour être cet « intranquille », observer comme on découvre pour la première fois, être ce navire en pleine mer de l’innovation, voilà une lecture pour rêver.