Par Gilles Martin (chroniqueur exclusif) – Président du cabinet de conseil en stratégie et management PMP
C’est la crise, le pouvoir d’achat est en baisse. Et on
espère la croissance, c'est-à-dire faire consommer plus, dépenser plus,
acheter, acheter… Et comme ça les entreprises verront augmenter leur chiffre d’affaires,
et tout le monde sera content, surtout au gouvernement.
Quel paradoxe !
Et pour les consultants en Marketing, n’est-ce pas un
dilemme ?
Le Marketing est une discipline ambigüe du management de
l’entreprise telle qu’elle est enseignée dans les écoles de Management et
pratiquée par les consultants spécialisés. Car le marketing, ça fait aussi penser aux pratiques de
manipulation qui font acheter à des gens qui n’en ont pas les moyens des trucs
dont ils n’ont pas besoin. Au point de penser que les théories du Marketing que
l’on nous enseigne seraient un véritable poison pour la société, et encore plus
en temps de crise.
A croire que ce Marketing n’a été inventé, et sophistiqué au
fil du temps, que pour faire notre malheur.
Bernard Pras, professeur à l’ESSEC, dans un article de la
Revue Française de Gestion de décembre dernier, consacre justement un article à
ce qu’il appelle la « résilience du Marketing ». Pour cela, il étudie
les sujets de Recherche en Marketing depuis les origines du concept. Et cela
nous permet de dépasser les idées reçues, et de prendre un peu de hauteur avec
ce « concept », en observant comment il s’est transformé et réformé
avec le temps. La résilience, c’est ce terme qui décrit, en physique, la
capacité d’un métal à revenir à son état d’origine après avoir résisté aux
chocs. Appliqué au marketing, il décrit cette capacité à s’adapter aux
transformations en se transformant lui-même. Et c’est bien de ce phénomène
qu’il s’agit quand on regarde
l’évolution du marketing dans le temps.
Car le concept de Marketing remonte au début du XXème
Siècle, vers 1910, et était destiné, en tant que concept, à comprendre les
marchés de l’agriculture et le rôle de tous les acteurs (institutions,
distributeurs, utilisateurs, consommateurs) dans la formation des prix. Le
concept est donc celui d’une vision à long terme des processus sociaux et
économiques reliés au marché. C’est donc un concept éthique : le marketing
le plus éthique est celui qui rapporte le succès, dans le sens le plus large et
le plus durable pour tous les acteurs concernés. Son but est la meilleure
relation entre l’entreprise et le consommateur. Comme une philosophie. A ce
stade, cette philosophie n’est pas concrétisée par une fonction séparée à
l’intérieur de l’entreprise.
Au moment de la crise de 1929 et dans les années 30, le
marketing le marketing est une stratégie pour sortir de la crise, une
philosophie pour arriver au bien-être général dans une économie libérale.
Cela change dans les années 50 et 60, où va apparaître le
« marketing management » (c’est le titre du fameux livre de Kotler,
que connaissent tous les étudiants des écoles de commerce), et la création
d’une « fonction marketing » dans l’entreprise. On s’écarte alors de
la vision d’origine ; la discipline va s’orienter sur les méthodes
permettant la satisfaction des besoins des consommateurs. Ce sont les méthodes
de segmentation, de positionnement, d’analyse des modes de distribution.
Le marketing est le sous-bassement philosophique du
développement de la consommation de masse, et de la « société de
consommation », qui va amener ses dérives, parfois par l’abandon des
intérêts des consommateurs pour favoriser le profit. D’où les combats de Ralph
Nader dans les années 60 et 70, pour défendre les consommateurs ; d’autres
suivront.
Le marketing va alors suivre deux voies parallèles : la
voie de l’efficacité d’une part, et la voie de l’éthique d’autre part.
Dans sa recherche de l’efficacité, le marketing permet de
stimuler et de satisfaire la demande de biens et services, en réalisant les
objectifs de rentabilité de l’entreprise. D’où les critiques sur ces objectifs
de rentabilité excessifs, au détriment des consommateurs, qui peuvent aller
jusqu’à la critique de la consommation elle-même de ce que l’o, va appeler
« les dérives du capitalisme ». Mais le marketing va en même temps
sortir de l’entreprise privée pour pénétrer de nouveaux secteurs :
marketing social, marketing culturel, tout devient marketing. Avec l’essor du
capitalisme et de la consommation de masse, les individus deviennent des pions
sur un échiquier. A ce stade, le marketing connaît alors, selon l’expression de
Bernard Pras, une « crise identitaire ».
Dans sa vision éthique, pendant ce temps, le marketing devient pour certains chercheurs, à
l’inverse, la recherche des meilleures solutions pour l’ensemble des parties
prenantes, et la façon de prendre des décisions éthiques pour éviter,
justement, les dérives du marketing. Même Kotler va faire état de ces
préoccupations sociétales.
Au-delà de ces deux visions, c’est à partir des années 80
que le marketing va de plus en plus s’intéresser au comportement des
consommateurs, à la place de la consommation dans la société. Le marketing va
devenir une affaire de psychologie et de sociologie, voire d’anthropologie.
C’est l’âge du « marketing expérientiel ». Cela va continuer jusqu’à
aujourd’hui : avec les nouvelles technologies et le Big Data, on va le connaître de mieux en
mieux ce consommateur ; et avec les smartphones, on va le suivre à la
trace.
Enfin, la crise, à partir des années 2000, vient bousculer
la place du marketing dans les entreprises. La crise, c’est la période propice
pour réduire les budgets de communication, de publicité, de marketing, même si
une partie est reportée vers le numérique. Alors, ce qui va compter, c’est
l’efficacité du marketing, si possible le plus vite possible. Parallèlement, la
vulnérabilité de certains consommateurs face à la crise amplifie leurs
réactions : recherche des achats rationnels au meilleur prix, recherche
d’émotions et de plaisir (ce qui va donner du pouvoir aux marques qui apportent
ces émotions et ce plaisir).
Mais, c’est aussi la crise qui va développer les
comportements éthiques, voire altermondialistes : résistance à la
publicité, résistance à tout ce qui ressemble à de la manipulation par le
marketing.
Pendant ce temps les comportements court-termistes des
entreprises se développent : focalisation sur l’acquisition de nouveaux
clients et de contrats, plus que sur la qualité du service parfois, mettre
l’accent sur les grands comptes qui rapportent (on laisse tomber les petits
pauvres, pleins de besoins, mais pas de quoi faire du profit), développement de
pratiques peu éthiques, mais qui vont attirer rapidement les consommateurs
(promotions, agressivité pour faire acheter le plus possible, ciblage de
populations vulnérables avec pour motif plus de ventes et plus de profit ). On
a tous observé ces tendances, même en tant que consommateurs, non ? Elles
ne sont d’ailleurs pas réservées aux entreprises, mais pénètrent aussi, avec le
même but, le marketing social : les messages pour faire peur sur les
paquets de cigarettes, les films d’accidents dans les clips pour la prévention
routière. On y va fort pour convaincre, vite et tout de suite. Et il faut des
résultats immédiats.
Pour éviter ces dérives, ne suffit-il pas alors de revenir
aux origines du marketing, permettant de prendre les bonnes décisions pour les
consommateurs et la société dans leur ensemble. Ce qui implique de prendre en
compte les stakeholders dans les processus de décision. C’est ça, la
responsabilité sociale des entreprises aussi.
La boucle est bouclée. En retrouvant le marketing dans ses
meilleures pratiques, plus d’un siècle après sa naissance, et en évitant les
dérives qui l’ont transformé parfois au détriment des intérêts qu’il était
censé servir dans la société, on redonne à celui-ci de nouvelles perspectives
pour la période actuelle. Certains y parviennent, et le marketing responsable
devient une valeur.
Peut-être que le poison n’est pas le marketing, mais ses
mauvais prophètes, consultants, chercheurs, Directeurs du marketing, managers.
C’est donc d’autant plus le moment de savoir faire le tri
parmi eux. Ouvrons l’œil , et apprenons à bien choisir.